Penser avec une autre échelle temporelle
De manière générale, en quoi est-il important de participer au projet de la Source européenne de spallation ESS, à Lund, en Suède?
Marc Janoschek: Le projet a un grand intérêt aussi bien pour le PSI que pour l’ensemble de la Suisse. Au PSI, nous exploitons la Source de neutrons de spallation SINQ, qui constitue la source de neutrons nationale pour la Suisse mais qui joue également un rôle important au niveau international. SINQ est une source continue de neutrons et est donc particulière. En terme d’intensité du faisceau de neutrons, nous nous situons en comparaison internationale dans la moyenne supérieure. Nous sommes par exemple leader dans le monde en termes d’utilisation optimale des neutrons produits. Cela est atteint grâce à des instruments innovants qui offrent aux utilisateurs internationaux toute une palette de conditions cadres pour leurs échantillons. Nous pouvons ainsi offrir un environnement idéal pour les expériences comme par exemple des températures élevées ou très basses, des pressions et des champs magnétiques élevés ou une focalisation idéale des faisceaux de neutrons sur les échantillons. Nous sommes de ce fait très demandés en tant que partenaires pour des coopérations internationales. En participant à l’ESS, nous nous assurons également l’accès à la plus importante source de neutrons du monde, ce qui nous permet à la fois d’y apporter notre expertise et de pouvoir y effectuer nos propres expériences.
Cela signifie donc que les deux sources de spallation SINQ et ESS ne sont pas en concurrence?
C’est tout l’inverse, elles se complètent parfaitement. Nous participons à la construction de nombreuses lignes de faisceau de l’ESS où nous nous basons sur des techniques et des procédures qui ont été développées pour notre source SINQ. Ceci est vrai par exemple pour les instruments ESTIA, BIFROST ou ODIN. Les chercheurs et chercheuses qui lancent un projet au PSI peuvent ainsi beaucoup plus facilement continuer à travailler à l’ESS s’ils ont besoin d’une source de spallation plus puissante. Ce sont les scientifiques suisses qui en profitent notamment. Notre participation rend aussi le PSI encore plus compétitif en tant que partenaire de coopération.
Compte tenu du fait que la Suisse est aujourd’hui considérée comme un Etat tiers au sein du grand programme de recherche de l’UE «Horizon Europe», dans quelle mesure la participation au projet ESS est-elle importante pour le PSI et la recherche suisse?
La relégation de la Suisse au statut d’Etat tiers n’a pas une influence directe sur ce projet. Elle en aura néanmoins à moyen terme, car nous ne pouvons plus participer à des projets financés par Horizon Europe, du moins pas en tant qu’institution principale. Le projet ESS montre toutefois aussi clairement qu’aucun Etat ne peut à lui seul assumer une entreprise aussi vaste et que nous avons impérativement besoin d’une collaboration internationale. Il est urgent que la Suisse et l’UE trouvent un mode de coopération profitable. A l’ESS, quinze instruments sont construits. Nous participons à cinq d’entre eux et un de ces instruments est construit entièrement par le PSI. Cela montre que le savoir-faire suisse est demandé.
Quelles sont vos attentes en lien avec de nouvelles découvertes dans le cadre du projet ESS?
Un des problèmes pour la recherche avec les neutrons est que nous avons encore besoin d’échantillons assez grands pour pouvoir engranger de nouvelles connaissances. Mais si nous voulons explorer de nouveaux matériaux pour de nouvelles applications, par exemple des matériaux pour des technologies quantiques, ils sont souvent si petits qu’ils sont à peine reconnaissables à l’œil nu. Il en va de même lors de l’analyse de membranes ou de protéines. Contrairement au rayonnement X, les neutrons réagissent de manière très sensibles aux éléments légers comme l’hydrogène et le carbone, ce qui fournit des informations structurelles précieuses pour comprendre le cancer, des maladies neurodégénératives comme Alzheimer ou pour l’administration ciblée de médicaments. Nous avons certes déjà accompli de gros progrès à la SINQ en matière d’analyse d’échantillons minuscules. Une source de spallation comme l’ESS élargira néanmoins considérablement nos possibilités. Le plus grand flux neutronique de l’ESS permettra que les expériences résolues en temps deviennent la norme, comme nous les testons déjà à la SINQ. Il est ainsi possible d’étudier le transport d’hydrogène et de lithium dans des matériaux utilisés pour des applications liées à l’énergie. Nous pouvons par ailleurs analyser des échantillons dans des environnements plus extrêmes, avec par exemple une pression encore plus haute, des champs magnétiques très forts, des températures très basses ou très élevées ou en combinant ces divers paramètres, ce qui permettra des progrès significatifs dans de nombreux domaines de recherche.
Vous allez donc d’abord développer de nouvelles méthodes, ce qui est déjà en soi très fastidieux. Les résultats viendront encore bien plus tard. Qu’en est-il lorsqu’on travaille sur des projets à si long terme?
Les échelles temporelles avec des projets d’une telle ampleur sont très grandes. Notre époque où tout va très vite n’y change rien. Mais c’est aussi justement le défi qui rend cette participation si extraordinaire. Nous devons réfléchir en termes de décennies. De l’idée jusqu’à la réalisation complète, planifier et construire une installation comme l’ESS dure presque vingt ans. Lorsque les instruments voient les premiers neutrons, de fins ajustements doivent encore être effectués, afin que l’installation puisse déployer ses pleines capacités. Les grands succès et percées ne viendront qu’après, mais, et j’en suis sûr, ils viendront.