La recherche pour la gestion de crises
L’été 2022 a été, une fois encore, exceptionnellement chaud et sec. Il a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes en Europe et a montré que «même un pays riche en eau n’est pas à l’abri de pénuries d’eau, d’autant que les réserves de glace dans les Alpes diminuent en un temps record», écrit Sonia Seneviratne, professeure au Département des sciences des systèmes environnementaux et l’une des principaux auteurs du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dans le Zukunftsblog de l’ETH Zurich. Selon les calculs réalisés avec son équipe, il faut s’attendre, avec le climat actuel, à vivre de tels épisodes de sécheresse une fois tous les 20 ans. Sans le réchauffement climatique créé par l’humain, de tels événements extrêmes n’auraient lieu qu’une fois tous les 400 ans. «L’été 2022 doit résonner comme une prise de conscience», écrit la chercheuse. «Nous devons renoncer radicalement au pétrole, au gaz et au charbon, et ce le plus rapidement possible.»
Une vulnérabilité plus grande qu’il y a 50 ans
Le Center for Security Studies (CSS) de l’ETH Zurich se penche lui aussi sur les crises et les conflits multidimensionnels. «Depuis l’époque de la guerre froide, les menaces sont plus nombreuses», explique le professeur Andreas Wenger, directeur du CSS. Autrefois, les chars ennemis occupaient le centre de l’attention. Aujourd’hui, dans le contexte de la guerre en Ukraine, il s’agit de se prémunir des cyberattaques ou d’une pénurie d’électricité. Dans le même temps, la planète est devenue plus vulnérable en raison des nombreuses interdépendances et interactions critiques. «En raison des chaînes d’approvisionnement internationales, les conflits même très éloignés nous concernent beaucoup plus aujourd’hui qu’il y a 50 ans», continue A. Wenger.
En Suisse, les dangers sont trop souvent perçus de manière isolée et les réponses font l’objet d’une architecture en silo, observe-t-il. On risque ainsi de perdre la vision d’ensemble, d’autant plus que dans le système politique local, seule une instance a une visibilité globale. «Le Conseil fédéral est chargé de la coordination interdépartementale. Mais nous avons également besoin d’un système d’aide centralisé pour les dirigeantes et dirigeants qui pourraient ainsi faire appel à tout moment à un réseau de spécialistes en cas de besoin», affirme le directeur. Le Conseil fédéral reconnaît lui aussi la nécessité de créer un réseau interdisciplinaire afin de constituer des instances ad hoc. A. Wenger ajoute que l’Union européenne dispose par exemple d’une flotte commune de canadairs. Cela montre que les stratégies de gestion reposent de plus en plus sur la coopération internationale. «Dans ce domaine, la Suisse est à la traîne», dit A. Wenger.
Un système énergétique du futur efficace, propre et fiable
Peter Richner, responsable du Pôle de recherche sur l’énergie et directeur suppléant de l’Empa, évoque lui aussi la nécessité d’agir de la Suisse. «La Suisse a dormi pendant des décennies, que ce soit en termes de développement des énergies renouvelables ou de numérisation», déclare-t-il. Et ce n’est que maintenant qu’elle se réveille, en mode crise, continue-t-il. «Les gens s’intéressent désormais aux solutions sur lesquelles nous travaillons depuis longtemps.» P. Richner cite de nombreux exemples: ils vont du record mondial d’efficacité sur des cellules photovoltaïques à couche mince à la mise en place d’un réseau de stations d’hydrogène pour un transport par camion zéro carbone en passant par le développement d’une technique de régulation intelligente du chauffage. Malgré cette diversité impressionnante d’approches, «l’Empa poursuit une seule et même stratégie: se tourner vers les énergies renouvelables et les utiliser avec parcimonie», explique le responsable.
Le professeur Mario Paolone, président du Centre de l’énergie à l’EPFL, travaille lui aussi sur les différents aspects techniques de la transition énergétique. En collaboration avec des partenaires issus des hautes écoles et du secteur industriel, le consortium a développé et testé expérimentalement de nouvelles méthodes et technologies afin de pouvoir, à l’avenir, alimenter la Suisse en toute fiabilité en électricité propre. Différents outils ont ainsi été créés, ceux-ci pouvant notamment prévoir la production régionale d’électricité solaire et éolienne sur la base de données météorologiques ou aider les gestionnaires du réseau à maintenir des conditions optimales et stables dans le réseau électrique, même lors de phénomènes météorologiques extrêmes. «Compte tenu de ce que les technologies modernes peuvent offrir aux entreprises énergétiques, nous avons absolument besoin de la participation des décideuses et des décideurs politiques à tous les niveaux, des communes à la Confédération en passant par les cantons», souligne M. Paolone.
Faire confiance au monde numérique
Le Center for Digital Trust, connu également sous l’abréviation C4DT, de l’EPFL, ne s’occupe pas de la crise énergétique, mais d’une tout autre crise. «La confiance repose sur la capacité à lire les intentions de l’autre», explique son directeur académique, Jean-Pierre Hubaux. «Comment cette capacité acquise au fil des millénaires peut être transposée au monde numérique, monde dans lequel l’utilisateur que je suis se pose par exemple constamment la question suivante: est-ce que cette vidéo est vraie ou pas?» J.-P. Hubaux décrit le C4DT comme une interface entre la recherche, l’économie et la politique. Le centre travaille sur de nombreux projets avec vingt partenaires différents, parmi lesquels le CHUV et Swisscom, mais également la banque privée Lombard Odier ou l’Office fédéral de l’armement (armasuisse).
Ces projets consistent par exemple à identifier automatiquement et rapidement les risques découlant des innovations technologiques au moyen de l’intelligence artificielle (IA). Ou à développer des méthodes permettant à des organisations humanitaires, comme le Comité international de la Croix-Rouge, de se protéger contre les attaques dont elles sont la cible sur les médias sociaux. «L’innovation est synonyme de transfert de technologie», déclare J.-P. Hubaux. «Notre rôle est de rendre les choses possibles: nous créons des points de contact.»
Deux fois plus d’énergie avec la biomasse utilisée de manière durable
Il n’est pas nécessaire pour Oliver Kröcher, directeur d’un groupe de recherche au PSI, de créer de nouveaux points de contact avec la politique, l’économie et la société civile. «L’intérêt de la population pour la biomasse en tant que source d’énergie a toujours été présente», déclare-t-il. Mais maintenant que les prix ont monté, l’intérêt a lui aussi considérablement augmenté. «Aujourd’hui, l’énergie issue de la biomasse est au seuil de rentabilité.» L’énergie produite à partir du bois, des déchets verts agricoles ou encore du lisier couvre actuellement environ 5% des besoins énergétiques. «Mais avec une utilisation durable et optimale, ces chiffres peuvent doubler», explique O. Kröcher.
Il fait entre autres allusion aux innovations techniques. Les scientifiques développent par exemple de nouvelles méthodes thermochimiques pour pouvoir transformer la biomasse en carburant liquide. Par ailleurs, afin de mieux en exploiter le potentiel, il faudrait mieux utiliser le bois de nos forêts au lieu de le laisser sur place jusqu’à ce qu’il finisse par pourrir. Le directeur relativise néanmoins ses propos en expliquant qu’il n’est pas question de couper tout le bois des forêts. En effet: «Le bois mort dans les forêts joue un rôle important pour la biodiversité.»
Forêt, biodiversité et résilience
«Les forêts riches en biodiversité sont des forêts résilientes», explique Arthur Gessler, qui dirige, au WSL, le programme «Recherches à long terme sur les écosystèmes forestiers». «Après l’été record de 2003, on nous traitait de pessimistes lorsque nous avertissions les gens que différentes espèces d’arbres telles que le sapin et le hêtre risquaient de rencontrer de plus en plus de problèmes», raconte A. Gessler. «Mais maintenant, après les années très chaudes et sèches que furent 2018, 2019 et 2022, on observe un changement de mentalité.» Avec ses collègues, A. Gessler élabore des scénarios sur l’apparence possible des forêts de demain. Il conseille aux propriétaires forestiers de créer dès aujourd’hui des forêts mixtes. «On peut comparer la situation à un portefeuille d’actions: si on mise sur cinq espèces au lieu d’une, on augmente les chances d’obtenir un résultat positif, de surcroît en mesure de s’adapter à des conditions environnementales changeantes», explique A. Gessler.
Les forêts mixtes sont certes un peu plus complexes quant à l’utilisation du bois, mais elles sont plus répandues en Suisse qu’en France ou en Allemagne, car ce n’est pas tant le rendement en bois que d’autres prestations forestières, comme la protection contre les avalanches, qui jouent ici un rôle prépondérant. En outre, les forêts représentent les plus grands puits de carbone terrestres. La manière dont la sylviculture peut contribuer à atteindre l’objectif de zéro émission nette est donc un sujet prépondérant lors des échanges avec les spécialistes qu’A.Gessler rencontrent régulièrement en tant que directeur du réseau sur la recherche forestière SwissForestLab.
Comprendre l’importance d’un paysage
L’importance de la forêt en tant que fournisseuse d’énergie est bien ancrée dans l’esprit de la population. «Mais aujourd’hui, c’est l’ensemble du paysage dont il est question pour accueillir des infrastructures énergétiques», explique Felix Kienast, expert en systèmes d’utilisation du territoire au WSL. En collaboration avec ses collègues Marcel Hunziker et Boris Salak, il a récemment mené une enquête à l’échelle suisse.
Dans ce cadre, les trois chercheurs ont présenté aux participantes et participants à l’enquête des paysages typiquement suisses, lesquels étaient virtuellement pourvus de différentes infrastructures énergétiques. «Concernant les installations situées dans des zones déjà traversées par des routes et occupées par des agglomérations ou des infrastructures touristiques telles que des remontées mécaniques, l’acceptation dans la société est élevée. Mais pour de nombreuses personnes, il est impensable d’imaginer des éoliennes ou des installations photovoltaïques dans des paysages vierges», déclare F. Kienast.
Il ajoute que l’importance d’un paysage joue un rôle lors de telles décisions. Et que cela ne sert à rien d’essayer de convaincre les gens seulement avec des arguments technocratiques comme le nombre de mégawatts d’une nouvelle centrale. Selon lui, il est bien plus important de faire concorder l’importance de l’infrastructure énergétique avec celle du paysage. Il a ainsi notamment observé comment le scepticisme initial des agricultrices et agriculteurs jurassiens vis-à-vis des turbines éoliennes présentes sur leurs terres s’est dissipé lorsqu’ils ont commencé à se voir comme des pionnières et pionniers en matière de climat.
Etangs pour amphibiens pour la biodiversité
Rolf Holderegger, membre de la direction et responsable de l’unité de recherche Biodiversité et biologie de la conservation au WSL, explique qu’au cours du dernier siècle, plus de 90% des surfaces marécageuses ont disparu en Suisse.
«Les marécages sont des zones particulièrement riches en espèces», explique R. Holderegger. C’est pourquoi les corrections des cours d’eau et le drainage des terres ont entraîné une perte de la biodiversité. Mais l’assainissement des marécages a également un impact sur le climat. «La tourbe se décompose sur les sols agricoles asséchés et libère d’importantes quantités de dioxyde de carbone, un gaz à effet de serre», continue-t-il.
Lorsqu’il décrit l’évolution actuelle de la biodiversité, il dresse un portrait nuancé. Certes, la disparition des espèces progresse, notamment en ce qui concerne les espèces rares, mais il y a également des signaux positifs. Ainsi, des centaines de nouveaux étangs et mares ont été créés dans le canton d’Argovie. Le nombre d’amphibiens a par conséquent augmenté. «Nous avons pu prouver, au moyen d’une étude, que de telles mesures sont vraiment utiles. Et qu’on obtient des réussites si on les met en pratique.»
Des solutions qui s’inspirent de la nature
Peter Bach, qui effectue des recherches sur les infrastructures dites bleues et vertes à l’Eawag, semble tout aussi affirmatif. «De par leur construction actuelle, les villes sont mal préparées pour faire face au changement climatique. En effet, l’asphalte et le béton omniprésents scellent le sol et accumulent la chaleur», explique P. Bach. Une planification judicieuse, incluant notamment la mise en valeur des parcs urbains et la mise en réseau des espaces verts, permettrait de faire en sorte que davantage d’eau puisse s’évaporer et s’infiltrer.
«Le concept de la ville-éponge rétablit le cycle naturel de l’eau», explique le chercheur. Lui et son équipe interdisciplinaire participent à plusieurs projets dans différentes villes de Suisse. Le concept suscite généralement un grand intérêt et est bien accueilli, car les solutions qui s’inspirent de la nature sont multifonctionnelles et présentent plusieurs avantages à la fois. «Les espaces verts urbains avec des arbres protègent non seulement des inondations, mais permettent également d’abaisser la température ambiante. En outre, ils augmentent la biodiversité dans les zones d’habitation et la qualité de vie des habitantes et des habitants», déclare-t-il.