La sécurité alimentaire grâce aux fèces et aux déchets
Environ 250 millions d'Africaineset Africains - soit 1 personne sur 5 sur le deuxième plus grand continent du monde - souffrent de la faim ou de malnutrition. L'une des raisons est que les sols agricoles ne reçoivent pas suffisamment de nutriments. En conséquence, le rendement des cultures est en baisse. Dans le même temps, de nombreuses villes d'Afrique subsaharienne sont confrontées à des problèmes d'assainissement et de gestion des déchets solides. Dans de nombreux endroits, l'urbanisation rapide surcharge les infrastructures sanitaires et de gestion des déchets.
Habituellement, les chercheuses et chercheurs considèrent ces deux problèmes comme des questions distinctes. Ce n'est toutefois pas le cas du groupe de recherche sur les agroécosystèmes durables de l'ETH Zurich, dirigé par le professeur Johan Six : «Nous voulons mettre en place des économies circulaires régionales dans lesquelles les populations locales réutilisent les nutriments issus des matières fécales et des déchets organiques comme engrais pour la culture de denrées alimentaires ou pour l'alimentation animale», explique-t-il.
En collaboration avec le Transdisciplinarity Lab (TdLab) de l'ETH Zurich, le groupe de Johan Six dirige depuis 2019 le projet de recherche pour le développement Runres, qui est financé par la Direction du développement et de la coopération (DDC). Les chercheuses et chercheurs et leurs partenaires locaux en Éthiopie, au Rwanda, en République démocratique du Congo et en Afrique du Sud ont montré qu'ils et elles étaient en mesure d'améliorer la sécurité alimentaire ainsi que la gestion des déchets en recyclant les déchets organiques de manière intelligente. La participation directe et active des entrepreneurs et entrepreneuses locales à ces projets a permis de créer de nouveaux emplois, notamment pour les femmes.
Compost d'excréments humains et de déchets organiques
Dans de nombreuses zones rurales d'Afrique du Sud, les gens éliminent encore leurs excréments humains dans des latrines à fosse. Cela représente un grand défi pour les municipalités car les latrines se remplissent rapidement. Elle accroît également le risque d'entrer en contact avec des agents pathogènes.
Benjamin Wilde, originaire du Texas et postdoc à la chaire d'agroécosystèmes durables, tente de résoudre ce problème avec des partenaires locaux dans la municipalité de Msunduzi: «Nous travaillons avec l'entreprise locale Duzi Turf, un service public et la municipalité pour produire du compost à partir des boues d'épuration et des déchets verts urbains. Ce compost est ensuite utilisé comme engrais», explique Benjamin Wilde. Il coordonne RUNRES depuis Zurich.
Alors que la municipalité fournit les déchets verts et la société de services publics les boues d'épuration, l'entreprise est responsable du compostage. Cette collaboration entre acteurs publics et privés ne se contente toutefois pas de vider les latrines: l'engrais organique améliore également la fertilité des sols et augmente ainsi le rendement des cultures des agricultrices et agriculteurs locaux. Le compost est utilisé pour fertiliser les espaces verts ainsi que les champs d'une coopérative d'agricultrices et agriculteurs voisine, augmentant ainsi ses rendements agricoles. De plus, l'entreprise locale crée de nouveaux emplois en vendant le compost.
Comme en Afrique du Sud, le projet Runres à Bukavu, une ville de l'est de la République démocratique du Congo, consiste à produire du compost à partir de déchets organiques. Pour améliorer la collecte de ces déchets dans la ville, le spécialiste en sciences sociales de Runres, Leonhard Spaeth, a travaillé avec des chercheuses et chercheurs de l'Institut international d'agriculture tropicale (IITA) pour mener une campagne d'éducation qui encourageait les habitantes et habitants à mieux trier les déchets organiques ménagers. «Le comportement de tri au niveau des ménages est essentiel pour obtenir une chaîne de processus efficace et rentable des déchets aux intrants utilisables pour l'agriculture», explique Leonhard Spaeth. Ce travail permet non seulement d'améliorer la gestion des déchets dans la ville, mais aussi la santé publique. Le compost est ensuite vendu aux productrices et producteurs de café locaux, qui l'utilisent comme engrais.
Alimentation animale durable à partir de déchets organiques
Le recyclage des déchets organiques est également au cœur d'un autre projet de Runres. À Kigali, la capitale du Rwanda, les chercheurs et chercheuses de l'ETH Zurich collaborent avec une entreprise locale qui collecte les déchets organiques et les donne à manger aux larves de la mouche soldat noire.
«Les larves mangent les déchets organiques et les transforment en leur propre biomasse. Elles constituent une excellente source de protéines pour le bétail, comme les poulets ou les poissons», explique Benjamin Wilde.
Le Rwanda importe encore la plupart de ses aliments pour animaux de l'étranger. Les petits agriculteurs et agricultrices ne peuvent pas se permettre ces importations coûteuses. Les larves de mouche constituent une alternative bon marché et produite localement qui crée des emplois et réduit les coûts de gestion des déchets.
Cette nouvelle source d'alimentation animale permet également de lutter contre la surpêche; jusqu'à présent, les éleveuses et éleveurs de volailles et de poissons utilisaient principalement les poissons des lacs locaux pour nourrir leur bétail.
Une économie circulaire basée sur la banane
Les chercheuses et chercheurs de l'ETH Zurich participent également à un projet Runres à Arba Minch, une ville du sud de l'Ethiopie. Cette zone est une grande région productrice de bananes. De nombreux agriculteurset agricultrices envoient leurs bananes brutes à Addis-Abeba, la capitale de l'Éthiopie, où elles sont ensuite vendues aux consommatrices et consommateurs urbains. Se situant au bas de la chaîne de valeur, les agricultrices et agriculteurs gagnent très peu d'argent.
Au cours des deux dernières années, les chercheuses et chercheurs de l'ETH Zurich ont créé une usine pour produire des produits à valeur ajoutée à base de bananes, tels que la farine et les chips de banane, en collaboration avec une entreprise locale. L'entreprise vend ces produits directement aux supermarchés, aux écoles et aux hôpitaux.
«Grâce à des marges bénéficiaires plus élevées, l'entreprise peut payer les agriculteurs et agricultrices un prix plus élevé pour leurs bananes. Cela signifie plus de valeur ajoutée et, en fin de compte, plus d'emplois qui restent dans la région», explique Benjamin Wilde. L'entreprise prévoit également de fabriquer des aliments pour bébés à partir de bananes, ce qui augmentera encore la valeur ajoutée.
Comme engrais, les cultivateurs de bananes utilisent désormais du compost fabriqué à partir de déchets organiques par une autre entreprise qui fait également partie du projet Runres. Cette entreprise utilise également les peaux de bananes riches en potassium produites par l'usine de transformation de bananes pour fabriquer du compost et de l'alimentation animale. Conformément à l'éthique des Runres, toutes ces innovations conduisent à une économie circulaire régionale qui recycle les déchets et les utilise comme engrais dans l'agriculture.
Les partenaires locaux sont impliqués dès le début
Non seulement le projet Runres améliore les revenus et les conditions de vie de la population locale, mais la manière dont il a été réalisé est également nouvelle: dans chacun des quatre pays africains où Runres est actif, il emploie au moins deux assistant·es de projet locaux bien introduits qui ont une connaissance intime du pays. Avec les chercheurs et chercheuses de l'ETH Zurich, ilset elles ont identifié les acteurs du monde économique, politique et administratif susceptibles d'être intéressés par la mise en place d'une économie circulaire.
Ces partenaires potentiels se sont ensuite rencontré·es sur des plateformes d'innovation transdisciplinaires animées par le personnel de Runres. «Plutôt que d'aborder les acteurs locaux avec des solutions toutes faites, nous avons développé et mis en œuvre des innovations avec eux», explique Pius Krütli, codirecteur du TdLab de l'ETH Zurich. «Ce qui est particulier, c'est que les partenaires locaux participent également financièrement dès le début. Avec cette approche, non seulement nous partageons la responsabilité, mais nous créons également une base de connaissances commune et suscitons l'adhésion des acteurs locaux.» Les chercheuses et chercheurs se sont concentrés sur les entreprises qui pouvaient bénéficier de ces innovations et qui étaient donc motivées pour s'engager dans le projet.
Au cours de la phase initiale du projet, qui s'achèvera au premier semestre de l'année prochaine, les chercheurs et chercheuses entendent démontrer que leur concept d'économie circulaire régionale fonctionne : la santé des sols se renforce, tandis que la gestion des eaux usées s'est améliorée ; les rendements agricoles augmentent, tandis que de nouveaux emplois sont créés et que l'échange de connaissances et d'expériences fonctionne.
Dans la deuxième phase, qui durera jusqu'en 2027, les chercheurs et chercheuses de l'ETH Zurich et leurs partenaires en Afrique entendent développer leurs projets. L'objectif est qu'ils deviennent des activités autonomes - sans l'aide de la DDC.