Des germes résistants aux antibiotiques dans les eaux usées
La problématique des bactéries résistantes aux antibiotiques est bien connue et représente un danger croissant qui a d’ores et déjà coûté la vie à des millions de personnes à travers le monde. Toutefois, on sait peu de choses sur leur prolifération. Estimations actuelles concernent principalement les cas où une résistance est constatée à l’hôpital en cas de maladie. Il est difficile de savoir si des personnes saines sont porteuses de germes résistants aux antibiotiques dans la population et, le cas échéant, d’estimer leur nombre. «Les mesures réalisées dans les eaux usées peuvent nous éclairer», explique Sheena Conforti, de l’institut de recherche sur l’eau Eawag.
L’équipe qui l’assiste a analysé une fois par semaine pendant un an les eaux usées de six stations d’épuration dans toute la Suisse. Dans les échantillons, les chercheuses et chercheurs se sont concentrés sur les bactéries Escherichia coli, en particulier sur la souche productrice de BLSE, donc résistantes aux antibiotiques. Cette dernière représentait en moyenne 1,9% des E. coli trouvées. «Cette valeur se situe dans la fourchette basse des données européennes comparables que d'autres études ont montré, qui vont de 1,6% en Grèce à 4,4% en Allemagne», précise Sheena Conforti.
En plus de déterminer la valeur moyenne suisse de 1,9%, l’équipe a pu par ailleurs tirer d’autres conclusions en fonction du site des stations d’épuration. Zurich, Genève et Lugano présentent un pourcentage significativement plus élevé d’E. coli BLSE dans les eaux usées que les échantillons de Coire par exemple. La chercheuse attribue cette différence à plusieurs facteurs. D’une part, les stations d’épuration des grandes villes traitent les eaux usées de bassins versants plus densément peuplés. D’autre part, il est logique que la propagation de bactéries transmissibles soit plus élevée dans ces zones peuplées. Par ailleurs, Genève et Zurich disposent d’aéroports internationaux ainsi que de nombreux hôpitaux et cliniques. Ces deux facteurs favorisent la propagation des souches bactériennes résistantes. «Nos résultats soulignent le potentiel des eaux usées comme indicateur pour la propagation des E. coli BLSE dans la population», estime la chercheuse.
Les données des eaux usées servent de base pour calculer le nombre de personnes affectées
L'étude suggère également la nécessité de mener des recherches supplémentaires pour déterminer avec précision le nombre de personnes possiblement concernées parmi la population. Il manque pour cela un facteur important: le rapport entre les E. coli résistantes et les souches sensibles dans les intestins des personnes affectées (les scientifiques parlent de charge d’excrétion). Se pose également la question de savoir si cette proportion est similaire chez l’ensemble des porteuses et porteurs. Cette valeur a permis de déduire des données issues des eaux usées combien de personnes étaient affectées par des bactéries résistantes dans le bassin versant de la station d’épuration. Inversement, ces mêmes données permettent de calculer la charge d’excrétion si l’on connaît le nombre effectif de porteuses et porteurs.
Pour ces deux facteurs (charge d’excrétion et nombre de personnes affectées), il n’existe actuellement que des estimations et des données d’autres pays. Celles-ci se situent dans une fourchette: on estime par exemple que 6% des Européennes et Européens sont affectées par des E. coli BLSE résistantes aux antibiotiques, ce qui, avec les données des eaux usées suisses, donnerait une charge d’excrétion de 32% dans la population suisse concernée. Si l’on fait le calcul avec la charge d’excrétion d’une étude menée au Bangladesh (19%) et avec les données des eaux usées pour la Suisse, les E. coli résistantes affecteraient 10% de la population du pays. Il n’existe néanmoins aucuns chiffres suisses, ni pour la charge d’excrétion ni pour le nombre de personnes affectées. Ces valeurs ne sont donc que des estimations.
Surveillance pour une détection précoce
Comme l’a constaté l’équipe, la fréquence de mesure influe aussi sur les résultats. Des échantillons prélevés dans des stations d’épuration ont certes été analysés dans des études comparatives européennes actuelles, mais pour certains, une seule fois par saison. On obtient donc des résultats moins précis, car les conditions météo et les températures peuvent fausser les données. Des contrôles rigoureux sont néanmoins complexes et coûteux. Selon Sheena Conforti, l’intervalle idéal serait d’une fois toutes les deux semaines ou d’au moins une fois par mois. Il peut être pertinent d’inclure la mesure régulière des eaux usées dans les efforts nationaux de surveillance.
Le travail des chercheuses et chercheurs de l’Eawag a été notamment soutenu par le Fonds National Suisse et l’Office fédéral de la santé publique. Cette étude publiée récemment dans la revue mSphere de la société américaine de microbiologie a suscité un vif intérêt. Depuis, Sheena Conforti a élargi la surveillance des échantillons d’eaux usées à d’autres pathogènes potentiellement résistants. En font partie les SARM (staphylocoques résistants), les ERG (entérocoques résistants) ainsi que les carbapénèmases. Ces pathogènes représentent un danger similaire aux bactéries E. coli résistantes. Il est donc particulièrement important de surveiller leur propagation. Étant donné les difficultés à traiter les infections résistantes aux antimicrobiens à l’hôpital, la surveillance des eaux usées apporte au moins de premiers points de repère et peut contribuer à lancer des mesures de prévention précoces.