«Il faut adopter une vision globale du bassin versant»
Monsieur Bouffard, vous avez activement participé à la conception de la journée d'information «Dynamique de l'eau: nouveaux outils, nouvelles opportunités». Pourquoi un tel colloque était-il nécessaire?
Les technologies et instruments d'observation et d'analyse des eaux évoluent en permanence, parfois très rapidement. Ils permettent aux spécialistes de différents horizons, que ce soit de la recherche ou de l'industrie, d'étudier la dynamique des eaux de surface et de trouver des solutions pour préserver les ressources aquatiques – l'un des plus grands défis de notre époque. L'un des buts de la journée d'information est donc de rassembler tous ces spécialistes pour discuter de l'état d'avancée des techniques et de leur permettre de partager leur expérience. À la journée d'information, nous voulons aussi discuter de la manière d'utiliser ces nouveaux outils dans les lacs et cours d'eau mais aussi en milieu urbain pour favoriser les approches globales et intégrées à l'échelle des bassins versants.
Vous avez longtemps travaillé avec Alfred Johny Wüest. Le professeur Wüest, qui a été membre de la direction de l'Eawag jusqu'à son récent départ à la retraite, a conçu cette journée d'information avec vous. Que retenez-vous de cette collaboration intergénérationnelle?
Plusieurs générations de chercheurs se sont déjà penchées avant nous sur ces questions et nous avons souvent les mêmes objectifs. Nous poursuivons leurs recherches, mais en disposant de nouveaux outils et technologies qui nous aident à mieux comprendre la complexité des systèmes environnementaux. Il est très important de comprendre et de connaître les acquis du passé et de construire sur leur base pour avancer au lieu de tout réinventer. Je travaille principalement sur les lacs. Aujourd'hui, grâce aux nouvelles technologies, je peux par exemple collaborer avec des spécialistes des milieux aquatiques urbains, des cours d'eau, des glaciers, etc. pour comprendre certains phénomènes touchant aux lacs. Car les plans d'eau ne sont pas des systèmes isolés mais des intersections dans les bassins versants. En quelque sorte, ils collectent l'information. Grâce aux nouvelles technologies, nous sommes aujourd'hui à même de proposer rapidement des solutions novatrices aux problèmes qui se posent à notre société. Le dépistage des virus dans les eaux usées pendant la pandémie de Covid-19 en est un bon exemple.
Les méthodes de surveillance et de gestion des eaux de surface à l'échelle du bassin versant sont au cœur de cette journée d'information. Quels sont, dans ce domaine, les plus grands défis pour la recherche et la pratique?
Il faut adopter une vision globale du bassin versant pour comprendre son évolution et pour pouvoir évaluer les conséquences de changements survenant localement. Mais une telle gestion par bassin versant est compliquée. Car elle demande d'entrecroiser des données de différentes disciplines comme l'hydrologie, la glaciologie, la biologie, la chimie ou la physique, de les analyser et de les interpréter. Et elle exige différentes méthodes de mesure comme la télédétection, les drones, les approches analytiques et les observations in situ. Il est donc indispensable de disposer de spécialistes de différentes disciplines capables de collecter et d'analyser les données nécessaires. Et bien sûr, il est tout aussi important que ces personnes communiquent entre elles et échangent pour obtenir une vue d'ensemble et qu'elles proposent si possible des solutions durables qui rendent justice à la complexité du système. Les résultats doivent donc pouvoir être facilement partagés, ce qui demande un accès libre aux données et modèles. C'est à cette seule condition que les bassins versants peuvent être étudiés dans leur globalité. Et c'est pour cette raison que les projets de sciences ouvertes comme «datalakes» sont importants.
Ce concept de sciences ouvertes est relativement nouveau dans la recherche. Pouvez-vous m'expliquer comment la plateforme «datalakes» fonctionne?
Le but de cette plateforme est de permettre l'échange et l'utilisation de données. «Datalakes» fonctionne sur le principe de la visualisation des données et elle est efficace parce que de nombreux chercheurs y chargent leurs données et les mettent à la disposition des autres. En tant qu'utilisateur, je consulte tout d'abord les données dont j'ai besoin pour mes recherches. Si par exemple, je suis limnologue et que je m'intéresse à la teneur en chlorophylle dans un lac précis, je peux télécharger les données qui correspondent à mon sujet et les utiliser librement. J'ai également accès à d'autres données, comme les données météo ou les courants, et je peux donc essayer de placer mes observations dans un contexte plus large. Le gros avantage, c'est que je n'ai pas besoin de collecter et de traiter toutes les données moi-même. Les données brutes sont traitées par de petits programmes qui les transforment en des «produits» qui peuvent être utilisés directement par toute personne consultant la plateforme. Ces programmes sont également en accès libre et sont continuellement contrôlés et perfectionnés par la communauté d'utilisateurs. Les personnes utilisant la plateforme profitent ainsi du savoir et des résultats des autres et ce, dans une multitude de disciplines différentes.
La diversité des méthodes et techniques à la disposition de la recherche et de la pratique est impressionnante. Comment jugez-vous l'évolution qu'elles ont connue ces dernières années?
La plupart des méthodes en étaient encore à leurs balbutiements il y a à peine dix ans et ne pouvaient pas, alors, être utilisées de manière standardisée. Si on regarde le chemin parcouru, la vitesse à laquelle elles se sont développées est impressionnante. Prenons l'exemple des données satellites: il y longtemps que les satellites livrent des images mais, jusqu'à il y a quelques années, leur résolution spatiotemporelle était assez faible. On pouvait réaliser une mesure tous les quinze jours à peu près. Aujourd'hui, les mesures sont quotidiennes et les images peuvent être dépouillées quasiment en temps réel. Il est ainsi aujourd'hui possible de suivre presque en instantané comment les blooms de cyanobactéries se développent en quelques jours dans le Léman. Ces images peuvent alors être recoupées avec les caractéristiques de l'eau que nous mesurons toutes les heures avec la plateforme de recherche «LéXPLORE».
Vous avez évoqué beaucoup de nouvelles opportunités offertes par les nouveaux développements techniques. Ne risque-t-on pas de voir l'arbre cacher la forêt?
Oui, il est vrai qu'il n'est pas impossible de perdre un peu l'objectif de vue en se focalisant sur les technologies. La collecte et l'analyse des données ne doivent pas être un but en soi mais doivent servir à répondre aux questionnements scientifiques et à résoudre les problèmes posés à notre société. Car notre objectif est de mieux comprendre les systèmes aquatiques de surface et les processus qui s'y déroulent pour améliorer la gestion des eaux au niveau des bassins versants. C'est pourquoi nos questions et buts communs occupent une place centrale dans cette journée d'information.
Quelles sont donc pour vous les questions les plus importantes en matière de compréhension des systèmes et processus et de gestion des eaux de surface?
Nous avons une vision incomplète des processus qui se déroulent d'amont en aval dans un bassin versant – c'est-à-dire du glacier aux cours d'eau, puis aux lacs, eaux souterraines et systèmes urbains. Il nous est donc difficile de comprendre comment des changements se produisant dans le bassin versant peuvent affecter les différentes parties du système, comme les lacs ou les aquifères. J'identifie aussi des lacunes au niveau de la dimension temporelle: pour un bon suivi des eaux de surface à l'échelle d'un bassin versant, il faut réaliser des observations de longue durée pour cerner les évolutions à long terme mais aussi des mesures plus serrées pour suivre et comprendre les évolutions à court terme. Pour certaines parties du système, nous disposons déjà de techniques plus performantes comme le montre l'exemple des blooms algaux. Mais ce n'est pas le cas de tous les éléments du bassin versant. Il nous faut donc des mesures de longue durée à forte résolution temporelle, ce qui représente un véritable défi humain et technique.
Dans ce contexte, quels sont vos plus grands défis actuellement, en tant que chercheur?
Tout d'abord, nous devons être capables de collecter, d'analyser et de sauvegarder des quantités faramineuses de données. À la station de recherche «LéXPLORE», sur le lac Léman, nous avons pu apporter une solution technique à ce problème avec le projet «datalakes» (voir article p. 13). En revanche, la question de savoir comment pérenniser la collaboration entre les différentes disciplines est encore non résolue. Car dans le contexte actuel de la recherche, les projets s'étendent sur trois ou quatre ans. Or il faut du temps pour établir une collaboration interdisciplinaire durable et pour qu'elle puisse déployer tout son potentiel. La structure «LéXPLORE», conçue pour dix ans, va dans le bon sens et permet de créer de nouvelles synergies. Sans le soutien financier des universités et instituts de recherche engagés dans «LéXPLORE», il n'aurait pas été possible de programmer les études menées au laboratoire flottant sur dix ans.
Essayez d'entrevoir l'avenir: à quelles questions ou à quels problèmes les développements méthodologiques prévisibles permettront-ils d'apporter une solution ou une réponse dans les cinq à dix ans à venir?
Je ne suis pas devin, mais j'espère qu'il sera possible, d'ici quelques années, d'obtenir une vision d'ensemble et intégrée de la dynamique de l'eau dans les bassins versants. Car, en gros, les limites entre les différents éléments d'un système, comme les lacs, les rivières et les nappes souterraines pour les bassins versants, n'ont aucune importance pour les systèmes environnementaux. D'autre part, les processus physiques, chimiques et biologiques agissent les uns sur les autres et se déroulent simultanément. Les frontières entre les disciplines n'ont donc aucune raison d'être pour la compréhension du bassin versant dans son ensemble. Mon deuxième espoir serait que nous parvenions à intégrer la dimension sociale et le facteur humain dans nos analyses et notre compréhension des processus. Cette perspective sociologique est indispensable pour mieux comprendre comment l'humain influe sur les systèmes et identifier les solutions durables qui peuvent fonctionner à long terme. C'est une question urgente mais aussi un véritable défi.