«Le monde occidental est contraint d'abandonner ses certitudes»
M. Daccord, avant d’aborder votre arrivée à l’EPFL, pouvons-nous parler de l’actualité?
Bien sûr. Le conflit russo-ukrainien nous touche tous. Il est intéressant de relever qu’il nous touche collectivement – d’une nation à l’autre, d’une génération à l’autre. Chez les plus anciens, c’est sans doute parce qu’il réveille d’anciennes images, qu’il fait résonner des réalités que nous avons vue par des reportages ou dans des films. Ce que je relève, c’est que les plus jeunes y sont également sensibles : cela pourrait s’expliquer par la ressemblance qu’ils y trouvent avec certains jeux vidéo.
Quel est selon vous le sentiment qui prévaut face à ce conflit?
Très clairement la peur. Même hors d’Ukraine, par exemple en Allemagne, des gens décident de se déplacer de crainte d’être rattrapés par les combats. Cette peur est très intéressante. Je pense qu’elle pourrait changer fondamentalement l’Europe, surtout après le Covid. L’ensemble du monde occidental réalise aujourd’hui qu’il doit abandonner une partie de ses certitudes, qu’il peut se trouver très vite dépassé. La situation n’est plus lisible ni prévisible – même l’inimaginable devient possible.
Comment expliquer ces élans de solidarité en Europe, bien plus forts que lors de tout autre conflit?
Je vois plusieurs raisons à ceci. Il y a la proximité géographique, bien sûr. Et le fait que chacun subit individuellement des conséquences, ne serait-ce qu’au moment de faire le plein. Je pense que la proximité culturelle entre les Européens et les Ukrainiens joue également un rôle : c’est triste à dire, mais ça ne serait certainement pas pareil si nous ne partagions pas la même religion ni les mêmes valeurs démocratiques. Il y a aussi le fait que Poutine, dans ce conflit, joue parfaitement le rôle du méchant, de « l’ennemi historique » de tous les scénarios sécuritaires hérités de la guerre froide – même en Suisse. Enfin, le côté extrêmement soudain et brutal de cette invasion produit une synchronisation de la réponse de solidarité, qui tend à la renforcer. C’est comparable à ce que l’on observe en cas de grande catastrophe naturelle.
Quels sont aujourd’hui les plus gros défis pour la population ukrainienne?
La pression qu’elle subit est terrible. Plus de 10 millions de personnes – un quart de la population ! – ont déjà quitté leur domicile. Mais deux tiers de ces déplacés sont encore en Ukraine. Ils font face à un système de santé mis à mal par les frappes – selon une stratégie hélas éprouvée : on détruit en premier les hôpitaux pour terroriser la population. Ils ne tarderont pas à rencontrer des problèmes d’approvisionnement en eau, des problèmes sanitaires liés à l’absence de système d’épuration. Je suis inquiet aussi pour les jeunes, qui risquent de perdre des années d’études, en plus de devoir vivre avec un traumatisme profond. A plus long terme, je redoute les conséquences d’un sentiment anti-russe qui va se généraliser et perdurer – y compris hors d’Ukraine.
Et pour la population russe?
Je suis également inquiet. Les sanctions internationales, qui sont nécessaires et justifiées, toucheront hélas lourdement les parties les plus pauvres de la société, qui en paieront longtemps les conséquences.
Quelle évolution peut-on espérer?
Tout l’enjeu est de conserver un espace diplomatique, tout en maintenant une très forte pression sur la Russie. Une diplomatie intelligente, qui proposerait des solutions acceptables pour les deux parties, pourrait calmer le conflit. Mais négocier ces solutions est toujours le plus problématique. Jusqu’ici, ce qu’a proposé Poutine est impossible. Mais n’oublions pas que l’Ukraine n’est pas parfaite non plus. Ma crainte est qu’on ne parvienne pas à dépasser une simple cessation des hostilités, sans concessions des deux parties, qui signifierait des années de tensions pour la population et un fossé entre la Russie est l’Occident qui se creusera de plus en plus. Ce nouveau rideau de fer ne sera pas le même qu’au siècle dernier : il se prolongera aussi dans l’espace virtuel. C’est inquiétant.
D’où la nécessité de développer des outils pour «l’humanitaire numérique»?
C’est en effet un enjeu majeur des conflits d’aujourd’hui. Quand on est dans un pays en guerre, il est très difficile de trouver des infrastructures sûres pour les données personnelles ou sensibles. Les données de localisation, les informations de contacts peuvent être des butins de guerre extrêmement dangereux. Le CICR, entre autres, se penche sur ces questions depuis des années, et collabore avec l’EPFL pour trouver des solutions telles que des moyens de communication ou de stockage sécurisés.
Est-ce là votre mission auprès du Centre EssentialTech?
Pas uniquement. Bien sûr, j’apporte avec moi mon expérience de l’humanitaire, et je suis encore en contact avec les personnels sur le terrain, ce qui contribuera à permettre au Centre de développer des solutions aussi adaptées que possible à des contextes en constante évolution. Mais je suis là aussi pour une étape charnière : EssentialTech fête ses 10 ans cette année, avec de magnifiques succès à la clé. L’un de mes buts est de travailler à l’établissement d’une « feuille de route » pour les 10 prochaines années. A la fois dans l’idée de lancer de nouveaux projets et pour étendre le périmètre d’action du Centre. Il s’agit aussi de profiter de ce jubilé pour renforcer l’engagement des partenaires historiques et en convaincre de nouveaux.
Quels sont selon vous les domaines d’actions où l’EPFL peut réellement faire une différence?
Il y en a plusieurs. Il y a déjà eu de très belles collaborations entre le CICR et l’EPFL, par exemple dans le développement de prothèses adaptées aux victimes des mines. On a tendance à l’oublier une fois qu’un conflit n’est plus au centre de l’attention, mais permettre aux victimes de reprendre une vie active est absolument crucial dans une optique de maintien de la paix. Les aspects de protection des données en situation de guerre, que j’ai déjà mentionnés, font aussi partie des défis pour lesquels l’apport de l’Ecole sera très intéressant. De façon générale, beaucoup des enjeux de ce qu’on appelle la « PeaceTech », les technologies pour accompagner la paix, peuvent bénéficier des compétences de l’EPFL.
Qu’est-ce qui vous a convaincu de rejoindre EssentialTech comme conseiller?
Je trouve que l’approche du Centre est particulièrement pertinente. Elle s’éloigne du modèle un peu paternaliste qu’on rencontre souvent dans l’humanitaire et la coopération. Ici, les solutions sont développées sur mesure, auprès des gens qui en ont besoin, et avec eux. Le Centre a une approche très large, multidisciplinaire, qui permet très vite d’associer tous les acteurs de la chaîne pour que les solutions soient non seulement immédiatement efficaces sur place, mais aussi durables. A la faveur de ceci, on réalise que ces solutions peuvent aussi s’appliquer ailleurs, à l’échelle globale.
Comment imaginez-vous le Centre EssentialTech dans 10 ans?
Je pense qu’il aura étendu son action et que son impact sera perceptible dans de nombreuses régions du monde. Beaucoup des projets en cours concernent des régions d’Afrique, mais des problèmes similaires bénéficieraient aussi de leur approche dans d’autres contextes. Et pas seulement en Afrique et en Asie, mais aussi dans certaines contextes d’Europe.