Dans l'œil du cyclone
M. Ackermann, vous êtes le président de la Swiss National COVID-19 Science Task Force, un rôle qui inclut la consultation du Conseil fédéral sur la pandémie de coronavirus. N'avez-vous jamais souhaité être vous-même conseiller fédéral ?
Je n'y ai jamais pensé ! Dans la situation actuelle, je suppose qu'il serait parfois plus satisfaisant de participer aux décisions que de donner des conseils. C'est donc une idée intéressante. Mais j'ai aussi pu constater l'ampleur des responsabilités et de la pression qui pèsent sur les hommes politiques, alors peut-être que je suis mieux en tant que professeur après tout (rires).
Donc tout ce que vous pouvez faire, c'est donner des recommandations ?
Nous fournissons le raisonnement scientifique, mais ce sont les politiciennes et politiciens qui prennent les décisions. En tant que président du groupe de travail, je participe également aux points de presse du gouvernement. Une grande partie du travail en coulisses consiste à établir des relations et un dialogue. Il nous a fallu beaucoup de temps pour gagner la confiance de l'establishment politique. Après tout, nous ne pouvons faire notre travail correctement que si les décideurs nous font confiance ! Nous jouons plusieurs rôles : nous sommes la voix de la science, nous conseillons le gouvernement et nous informons le public. C'est un véritable exercice d'équilibriste que de faire ces trois choses simultanément. En tant qu'organisme indépendant, nous sommes censés remettre en question et approfondir la réponse du gouvernement, mais notre rôle de conseiller ne fonctionne que si les responsables politiques nous font confiance.
Qu'avez-vous appris sur la politique au cours des derniers mois ?
J'ai énormément de respect pour les femmes et les hommes politiques, car ils travaillent dans un cadre qui influence pratiquement tout ce qu'ils font. Cette façon de travailler ne m'est pas familière en tant que scientifique. Lorsque nous menons des recherches, c'est nous qui fixons la norme que nous voulons atteindre, puis nous travaillons jusqu'à ce que nous y parvenions. Mais les femmes et les hommes politiques sont confrontés à ces énormes contraintes pratiques qui affectent à peu près tout. Cela dit, j'ai rencontré des politiciennes et des politiciens qui non seulement comprennent la politique de cette pandémie, mais qui ont aussi une excellente maîtrise de la science.
Et sur les médias ?
Il est étonnant de voir à quel point certains journalistes sont à la pointe de l'information : j'apprends autant en leur parlant qu'ils apprennent en me parlant. Mais j'ai aussi appris que les médias ont un besoin impérieux de souligner les différences. Étant donné que les voix des médias ont un impact majeur sur la santé publique, cette mise en avant des différences peut être préjudiciable - et je ne suis pas convaincu que tout le monde dans les médias soit pleinement conscient de cette responsabilité. En même temps, bien sûr, les médias ont un rôle important à jouer pour sonder et remettre en question la ligne officielle et les décisions gouvernementales.
La Suisse semble avoir du mal à faire face à cette crise. Êtes-vous d'accord ?
Oui, je pense que c'est une évaluation juste. L'automne dernier, en particulier, beaucoup de personnes ont été infectées et beaucoup de personnes sont mortes.
Cela vous surprend-il ?
Oui, cela me surprend. Évidemment, cette crise dépasse tout ce que j'aurais pu imaginer, mais je pensais quand même que nous y ferions mieux face. Je m'attendais à ce que nous adoptions une approche fondée sur les faits, que nous déployions toutes sortes d'outils et que nous tirions le meilleur parti de nos atouts technologiques. J'avais de grandes attentes, mais j'ai été déçu.
Cela pourrait-il provenir de notre conviction que nous sommes en quelque sorte meilleurs que les autres ?
Je pense que le plus gros problème a été la rapidité avec laquelle les gens se sont emparés de l'idée que nous devions choisir entre la santé et l'économie. Cela a coloré l'ensemble du débat et a rendu très difficile la prise de mesures audacieuses à un stade précoce. Le groupe de travail est parvenu à un consensus très clair sur le fait que la meilleure solution, tant pour la santé publique que pour l'économie, est d'imposer des restrictions strictes pour faire baisser rapidement le nombre de cas, plutôt que d'adopter une approche légère et d'accepter de longues périodes avec un nombre de cas élevé.
Mais comment persuader le public de la nécessité de restrictions plus strictes alors que, même au plus fort de la deuxième vague, un quart des lits de soins intensifs étaient encore vides ?
Le problème est que nous ne sommes pas très doués pour comprendre les processus exponentiels. Lorsque le nombre de cas a bondi en octobre, certaines voix ont fait valoir que nous devrions ajouter 200 lits supplémentaires dans les unités de soins intensifs certifiées et demander au personnel de travailler quatre heures de plus par semaine. Tout en sachant que cette suggestion n'était pas réalisable, le groupe de travail a tout de même calculé l'impact qu'auraient eu ces mesures. Nos calculs ont montré qu'elles ne nous auraient fait gagner que 36 heures ! On ne peut pas lutter contre une croissance exponentielle avec des mesures linéaires, mais il est difficile de l'accepter quand on est au début de ce type de développement.
Est-ce la raison pour laquelle tant de gens sont sceptiques ?
Même lorsque les hôpitaux sont pleins, l'effet du coronavirus sur la vie quotidienne de la plupart des gens est minime, voire inexistant. On ne le voit pas, on ne le sent pas, même si tout le monde vous dit que c'est terrible et qu'il faut accepter toutes sortes de restrictions pour le combattre. C'est une chose difficile à comprendre, et je ne suis donc pas surpris que tant de gens soient sceptiques. C'est pourquoi il est si important que le personnel hospitalier et les patientes et patients racontent au public ce qu'ils vivent.
On a l'impression que certaines personnes ont cessé d'écouter les preuves scientifiques. Avons-nous fait quelque chose de mal ?
Je pense que c'est en grande partie une question d'empathie. On ne peut pas rallier les gens sans savoir d'abord où ils en sont. Écouter les gens et comprendre pourquoi ils croient ce qu'ils croient est extrêmement important. Mais c'est évidemment difficile dans des situations de groupe comme les points de presse. C'est quelque chose que vous devez aborder en tête-à-tête.
Quelles sont les compétences les plus importantes pour vous en ce moment ?
Parler aux gens, échanger des idées. La chose la plus importante à l'heure actuelle est la construction de relations. Nous devons nous concentrer sur l'écoute et la compréhension afin de pouvoir trouver des solutions ensemble - et ne pas perdre notre sang-froid lorsque les choses ne fonctionnent pas. Certains aspects de cette pandémie sont étroitement liés à mon domaine de spécialisation, et l'expertise scientifique est un élément clé de notre travail au sein de la Task Force - mais, prise isolément, elle ne suffit pas.
Vous êtes professeur à l'ETH Zurich. Avez-vous encore du temps à consacrer à cette activité ?
L'ETH Zurich et l'Eawag ont été d'un soutien incroyable et m'ont laissé céder presque toutes mes responsabilités, mais cela a été beaucoup plus difficile pour mon groupe de recherche. Je me suis réservé du temps pour des sessions individuelles, mais je ne peux pas contribuer autant que je le voudrais pour le moment. C'est difficile, car l'enjeu est de taille pour la carrière de ces jeunes talents.
Et comment faites-vous face à la situation sur le plan personnel ? Avez-vous le temps de vous détendre ?
Je me réveille souvent au milieu de la nuit en pensant directement à la pandémie. Mais je fais attention à ne pas m'épuiser. Ce qui m'épuise vraiment, ce sont les conflits. Il m'affecte vraiment et peut me déprimer. Heureusement, c'est rare ! La plupart des interactions que j'ai sont positives - au bout du compte, les gens comprennent que nous avons tous le même objectif.
Voyez-vous des aspects positifs à toutes ces perturbations ?
L'image que nous avions de nous-mêmes et de la Suisse est sévèrement remise en question - et c'est un processus douloureux. D'un point de vue positif, c'est une chance d'apprendre et de poser des questions : à quelle vitesse pouvons-nous mettre les nouvelles technologies en pratique ? Où en sommes-nous avec la numérisation ? En tant que scientifique, il est passionnant de sortir de sa bulle et de contribuer à résoudre ces problèmes urgents.
Qu'en est-il pour vous personnellement ?
Les temps sont durs, et parfois je suis tout simplement épuisé. Mais j'ai aussi la chance d'avoir cette opportunité. Il est difficile de rester assis et de se sentir impuissant face à une crise de cette ampleur. J'ai la chance de pouvoir donner un coup de main - et c'est un immense privilège.