Adapter les réponses numériques à l'action humanitaire
Les conflits armés sont à un niveau historique dans le monde. Aujourd’hui, plus de 360 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire, selon l’ONU. Lors de conflits et d'autres situations de crise, les risques et les opportunités liés aux nouvelles technologies sont amplifiés.
Depuis 2015, l’EPFL est à l’origine de partenariats avec des organisations humanitaires via le centre EssentialTech. De nombreux laboratoires de l’EPFL participent en effet à des projets en collaboration avec plusieurs organisations humanitaires afin d’élaborer des solutions visant à améliorer les services et à atténuer les risques numériques associés à l’action humanitaire. Une exposition actuellement présentée à EPFL Pavilions, Digital Dilemmas: Humanitarian Consequences, ainsi qu’une conférence à venir (voir les informations ci-dessous) sur le sujet, témoignent également de l’engagement de l’Ecole à sensibiliser le milieu universitaire et le grand public.
«En développant un partenariat avec l’EPFL, notre organisation peut puiser dans les connaissances scientifiques de pointe pour aborder des questions aussi complexes», estime le professeur Gilles Carbonnier, Vice-président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). «À l’ère du numérique, nous devons rester à l’avant-garde pour respecter notre engagement d’aider les victimes des conflits armés et de la violence. Cette approche est essentielle en raison des spécificités des situations auxquelles nous sommes confrontés, car elle permet de tirer parti des avancées scientifiques pour accroître l’impact humanitaire, mais aussi de prévenir les potentiels effets néfastes des technologies numériques.»
Les besoins des populations vulnérables sont effectivement différents de ceux du monde occidental en «situation normale». Dans un contexte typique hors crise, les gens s’inquièteront peut-être que le partage de leurs données personnelles via l’utilisation de technologies les expose à une pénible publicité ciblée. Mais dans une zone de conflit, une fuite de données personnelles peut mettre en danger la vie des utilisatrices et utilisateurs. Selon la professeure Carmela Troncoso, responsable du laboratoire SPRING consacré à l’ingénierie de la sécurité et de la confidentialité, la sensibilisation du milieu universitaire et du grand public peut contribuer à mettre en place «des solutions spécifiques, mieux adaptées à ces situations ; plutôt que de simplement transposer des technologies qui ne posent pas de « grands» problèmes dans les contextes occidentaux».
Elle ajoute: «Il est important que la communauté universitaire s’implique dans l’élaboration de solutions mieux adaptées aux besoins de la communauté humanitaire. Les partenaires commerciaux ont tendance à fonder leur protection sur la confiance qu’ils accordent aux fournisseurs de services et considèrent que les utilisateurs peuvent choisir une autre solution s’ils ne sont pas d’accord avec leurs conditions. Cependant, dans des contextes de crises humanitaires, les utilisateurs participant aux systèmes se retrouvent souvent dans des situations de vulnérabilité très graves, où toute fuite d’information peut leur être préjudiciable. Et souvent, ils ne peuvent pas se permettre de refuser de participer à un système numérique donné.»
Le laboratoire SPRING a créé un partenariat avec le bureau de protection des données du CICR dans le cadre d’un projet appelé PriBAD (Private Biometrics for Aid Distribution). Celui-ci consistait à développer une méthode pour protéger la vie privée des bénéficiaires, tout en distribuant l’aide de manière équitable et en assurant une diligence raisonnable pour les donatrices et donateurs. Le système biométrique utilise un smartphone ou une carte à puce, selon les ressources disponibles telles que la connectivité.
Le projet PriBAD fait partie des huit projets de la collaboration EHA (Engineering for Humanitarian Action) présentée dans l’exposition Digital Dilemmas. Ces projets sont intégrés dans une expérience interactive qui met les visiteuses et visiteurs dans la peau de civils et d’humanitaires dans les zones de conflit, en les confrontant à divers défis numériques. Outre la biométrie, les autres thèmes explorés sont notamment la désinformation, la protection des données, la surveillance, la connectivité, les civils dans les conflits, ainsi que le rôle de l’intelligence artificielle dans les deepfakes, les armes et la prise de décision.
Selon Carmela Troncoso, PriBAD et les autres projets exposés démontrent que les chercheuses et chercheurs sont en mesure d’élaborer des solutions permettant d’atténuer les risques et de tirer parti de la technologie pour améliorer les réponses humanitaires. Elle souligne toutefois que «les solutions concrètes nécessitent de discuter de problèmes concrets. Malheureusement, nous n’avons pas de solution universelle qui permette de relever ces défis de manière générale».
Le docteur Grégoire Castella, responsable de la division humanitaire du centre EssentialTech de l’EPFL, qui coordonne l’initiative EHA à l’EPFL, insiste : «Il est essentiel que les solutions aux défis numériques soient élaborées en étroite collaboration avec des organisations humanitaires comme le CICR. Ce sont elles qui connaissent les problèmes. Dans ces situations, il ne suffit pas de mettre au point une technologie dans nos laboratoires et d’aller les voir en leur disant: Nous avons quelque chose d’innovant, utilisez-le. Nous devons plutôt commencer par comprendre les problèmes spécifiques, puis travailler ensemble à l’élaboration de solutions sur mesure.»
Gilles Carbonnier souligne qu’il est urgent de trouver des solutions très innovantes: «L’insécurité et la vulnérabilité sont à un niveau record, dans un environnement en perpétuel changement. C’est ce que montre la détresse des personnes qui subissent les effets combinés des conflits armés, du changement climatique, des pénuries alimentaires ou encore des déplacements forcés. Les opportunités et les risques associés aux nouvelles technologies dans toutes ces situations doivent être dûment pris en compte. Digital Dilemmas contribue à sensibiliser et à impliquer les différentes parties prenantes dans l’élaboration de solutions, y compris les humanitaires, les universitaires, les gouvernements, le secteur privé et, avant tout, les populations concernées.»