L'eau et les aimants quantiques ont un point critique commun
En physique, les éléments existent sous forme de «phases» telles que solide, liquide et gazeuse. Lorsqu’un élément passe d’un état à un autre, on parle de «transition de phase». Par exemple, l’eau qui bout et se transforme en vapeur passe de la phase liquide à la phase gazeuse.
Dans la vie courante, l’eau bout à 100oC, température à laquelle sa densité change considérablement et subit un saut discontinu de l’état liquide à l’état gazeux. Toutefois, si l’on augmente la pression, le point d’ébullition de l’eau augmente également pour atteindre 374oC à 221 atmosphères. A cette pression, un phénomène étrange se produit: le liquide et le gaz fusionnent pour devenir une seule phase. Au-delà de ce «point critique», il n’y a plus de transition de phase. Ainsi, en contrôlant la pression, on peut faire passer l’eau de l’état liquide à l’état gazeux sans jamais qu’elle ne subisse de changement d’état.
Existe-t-il une version quantique du point critique de l’eau? «Les directions actuelles de recherche en magnétisme quantique et en spintronique nécessitent des interactions entre les spins fortement anisotropes pour réaliser des phases topologiques et obtenir des qubits protégés », déclare le professeur Henrik Rønnow de la Faculté des Sciences de Base de l’EPFL, « mais ces interactions favorisent également des transitions de phase quantiques discontinues ».
Or, jusqu’à présent, la plupart des études portant sur les transitions de phase dans les matériaux magnétiques quantiques se sont concentrées sur les transitions continues. Aujourd’hui, dans un projet commun expérimental et théorique dirigé par les professeurs Henrik Rønnow et Frédéric Mila, également de la Faculté des Sciences de Base, des physiciens à l’EPFL et à l’Institut Paul Scherrer étudient une transition de phase discontinue et démontrent pour la première fois l’existence d’un point critique similaire à celui de l’eau dans un aimant quantique. Leurs travaux sont publiés dans Nature.
Les scientifiques ont utilisé un «antiferroaimant quantique», connu dans le domaine sous le nom de SCBO (un acronyme basé sur sa composition chimique: SrCu2(BO3)2). Les antiferroaimants quantiques sont particulièrement utiles pour comprendre comment les aspects quantiques de la structure de la matière affectent ses propriétés globales, par exemple comment les spins des électrons interagissent pour lui conférer des propriétés magnétiques. SCBO est par ailleurs un aimant «frustré», ce qui implique que les spins électroniques ne peuvent pas geler dans une structure ordonnée mais restent dans des états quantiques fluctuants même à très basse température.
Dans une expérience complexe, les chercheurs ont contrôlé à la fois la pression et le champ magnétique appliqués à des échantillons de SCBO de l’ordre du milligramme. «Cela nous a permis de regarder autour de la transition de phase quantique discontinue, et de localiser un point critique dans un système purement magnétique», explique Henrik Rønnow.
L’équipe a réalisé des mesures de grande précision de la chaleur spécifique de SCBO, une quantité qui mesure la capacité d’un système à «absorber l’énergie». Par exemple, lorsqu’on la chauffe, l’eau absorbe uniquement de petites quantités d’énergie à -10oC, mais à 0oC et 100oC, elle peut en absorber de très grandes quantités car chaque molécule subit un changement d’état glace-liquide, puis liquide-gaz. Tout comme l’eau, l’étude du diagramme de phase en pression et température de SCBO conduit à une ligne de transition discontinue qui sépare deux phases magnétiques quantiques, et qui se termine à un point critique.
«Lorsqu’on applique un champ magnétique, le problème devient plus riche que celui de l’eau», poursuit Frédéric Mila. «Aucune des phases magnétiques n’est fortement affectée par un petit champ. Du coup, la ligne de transition devient un mur de discontinuités dans un diagramme de phase tridimensionnel, avant que l’une des phases ne devienne instable pour donner naissance à une troisième phase, elle-même favorisée par un champ magnétique suffisamment fort.»
Pour expliquer ce comportement quantique macroscopique, les chercheurs se sont associés à plusieurs collègues, en particulier le professeur Philippe Corboz de l’Université d’Amsterdam, qui développent des techniques numériques puissantes et novatrices pour aborder ce genre de problème.
«Jusqu’à présent, il était impossible de calculer les propriétés des aimants quantiques "frustrés" dans des modèles bi- ou tridimensionnels réalistes», affirme Frédéric Mila. «SCBO constitue ainsi un exemple remarquable de système pour lequel ces nouvelles méthodes numériques ont permis d’établir le contact avec un composé réel, et de donner une explication quantitative à un phénomène nouveau en magnétisme quantique.»
Henrik Rønnow conclut: «Demain, les matériaux quantiques fonctionnels de la prochaine génération auront des transitions de phase discontinues. Une bonne compréhension de leurs propriétés thermiques inclura certainement l’étude de points critiques, dont la version classique est connue des scientifiques depuis deux siècles.»