Regarder les protéines des récepteurs se courber

Les récepteurs couplés aux protéines G servent de médiateurs dans l'organisme. Dans une interview Ramon Guixà explique comment il donne vie aux molécules réceptrices à l'écran.
Instantané tiré de simulations dynamiques d’une protéine réceptrice. (Photo: Institut Paul Scherrer)

Ramon Guixà-González, vous étudiez depuis de nombreuses années les récepteurs couplés à la protéine G. Pourquoi sont-ils aussi intéressants?

Tout simplement parce que les récepteurs couplés à la protéine G sont partout: toutes les cellules de notre organisme, pratiquement, en ont besoin. Ces molécules protéiques saillent des cellules, pour ainsi dire comme des antennes. Et s’arriment par exemple à des molécules qui nagent dans notre sang. Elles représentent donc aussi des cibles importantes pour certains principes actifs dans le domaine médical. On estime qu’environ un tiers de l’ensemble des médicaments homologués agissent par le biais de cette famille de protéines.

Comment ces récepteurs agissent-ils précisément?

Ils sont intégrés dans la membrane cellulaire et transmettent des informations à l’intérieur de la cellule. Prenons un exemple: on est stressé et l’organisme a sécrété de l’adrénaline qui circule à présent dans le sang. Elle se fixe par exemple sur le récepteur couplé à la protéine G dans la membrane d’une cellule cardiaque. Sur ce, le récepteur change de forme: nous disons qu’il est activé.  À l'état actif, le récepteur peut se lier et activer des protéines à l'intérieur de la cellule. Lorsqu'il change de forme, sous l'effet de l'adrénaline, ces protéines sont libérées et peuvent remplir une fonction. Dans le cas de la cellule cardiaque, c’est une enzyme qui est activée et qui, par le biais d’une cascade, fait que les battements du cœur s’accélèrent.

Et dans d’autres cellules, il se passe sans doute autre chose, n’est-ce pas?

C’est exact. Il existe plus que 800 types différents de récepteurs couplés à la protéine G. Par analogie avec l’adrénaline, ils sont en mesure d’enregistrer une foule d’autres choses: des hormones et des neurotransmetteurs dans le cerveau, par exemple. De même que la vue et le goût. Même lorsque nous sentons quelque chose, les molécules se lient à ces récepteurs.

Comment des médicaments peuvent-ils intervenir dans ce processus?

Imaginons chez un individu une maladie qui fait que l’un de ces récepteurs est activé en permanence. On développe alors un médicament qui se fixe sur le récepteur et le bloque. Ou imaginons l’inverse: que l’on cherche à développer un médicament qui active ce récepteur. Dans les deux cas, il faut une molécule qui soit ajustée précisément au récepteur.

C’est donc un peu comme un puzzle où l’on cherche deux pièces qui s’emboîtent?

En quelque sorte, oui. Cependant, à la différence du puzzle, l’enjeu ne réside pas uniquement dans la structure statique du récepteur. Dans la réalité, c’est tout un film qui se déroule. Car lorsqu’une molécule se fixe sur le récepteur, ce dernier change de forme. Et même sans activation, le tout forme un système très dynamique: des interactions sont sans cesse déclenchées et consolidées dans la protéine. La question est donc de savoir comment ces modifications se déroulent précisément.

Autrement dit, votre objectif est de voir le film entier et pas seulement quelques images. Comment procédez-vous pour y arriver?

C’est un peu comme aux débuts de la photographie. A l’époque, on ne savait pas exactement comment les chevaux galopent: posent-ils, oui ou non, leurs quatre sabots sur le sol à un moment donné? A l’œil nu, il était impossible d’en juger, car l’allure des chevaux était trop rapide. Les caméras vidéo n’existaient pas encore. Si l’on voulait observer le processus, on peut réaliser toute une série de photos et les mettre bout à bout et combler les lacunes avec des simulations informatiques. Notre protéine réceptrice est notre cheval, et nos structures cristallines sont nos photos.

Des structures cristallines?

Oui, en biologie structurale, nous travaillons souvent avec des structures cristallines: nous déterminons la structure d’une biomolécule en bombardant ses cristaux avec de la lumière de type rayons X et en calculant sa structure tridimensionnelle de manière rétroactive à partir du motif qui résulte de ce bombardement. Mais sur le fond, ces structures cristallines ne sont que des instantanés. Nous prenons les structures cristallines, que des chercheurs ont déterminées à la Source de Lumière Suisse SLS ou au laser à rayons X à électrons libres SwissFEL, nous générons un modèle sur cette base et nous regardons ensuite comment les molécules se déplacent en fonction des lois de la physique classique. C’est ainsi que nous obtenons notre film.

Comment peut-on calculer les mouvements des récepteurs?

Nous générons un modèle atomique tridimensionnel du système à partir des structures cristallines. Il indique la position de chaque atome à l’intérieur de la protéine. Le modèle comprend par ailleurs les molécules de lipides de la membrane cellulaire ainsi que les molécules d’eau les ions de sel. Un modèle de ce genre comprend facilement 100 000 atomes ou davantage. La technologie de la dynamique moléculaire nous permet ensuite de scruter les interactions entre les différents atomes ou les différentes parties de la protéine: quelle est la taille des écarts, des angles, quelles sont les quantités d’énergie, quelle est donc la force des interactions, et enfin quels sont les déplacements dans l’espace qui en résultent? Les atomes se mettent ainsi pratiquement à danser une danse conforme aux règles de la physique classique. Avec cette méthode, nous simulons les mouvements de la protéine pendant plusieurs microsecondes. Mais ces calculs prennent plusieurs semaines et pour les réaliser, nous avons besoin de superordinateurs.

En d’autres termes, d’une énorme puissance de calcul. Mais la réalisation de films de mouvements moléculaires n’est-elle pas précisément le but des recherches au SwissFEL?

L’idée qui sous-tend le laser à rayons X à électrons libres est la suivante: au lieu de réaliser seulement un instantané d’une protéine statique, on réalise directement dans un laps de temps très court plusieurs instantanés de la protéine pendant qu’elle est en mouvement. Si l’on met bout à bout ces images– autrement dit ces structures cristallines –, on est effectivement en mesure de visualiser la protéine en mouvement. Mais à l’heure actuelle, le SwissFEL ne peut pas remplacer la méthode de la dynamique moléculaire. Car pour l’instant, on ne peut analyser que certaines protéines au SwissFEL: la plupart de temps, il s’agit de protéines qui sont activées par la lumière. Or la majorité des protéines sont activées par autre chose: des hormones, par exemple, ou d’autres protéines. Dans ces cas de figure, la dynamique moléculaire reste la méthode la plus adéquate pour étudier les mouvements des protéines en résolution atomique. Pour l’heure, en tout cas.

En collaboration avec un grand consortium européen de chercheurs, vous avez créé la plateforme en ligne gpcrmd.org sous la direction de Jana Selent, de l’Université Pompeu Fabra à Barcelone, gpcrmd étant l’acronyme de «G protein-coupled receptors molecular dynamics». Quel est le but de cette plateforme?

Dans notre champ de recherche, nous générons beaucoup de simulations dynamiques de récepteurs coupIés à la protéine G. Notre objectif, avec cette nouvelle plateforme, est de rendre accessibles autant de simulations que possible. Des chercheurs du monde entier ont désormais la possibilité de partager entre eux leurs simulations et d’analyser celles d’autres groupes de recherche. C’est unique à ce jour.

Combien de simulations la plateforme compte-t-elle déjà?

Actuellement plus de 600. Nous couvrons ainsi 70% de l’ensemble des familles des récepteurs couplés aux protéines G. Nous sommes en train de préparer une deuxième version de la plateforme qui devrait alors comporter au moins une simulation pour chaque famille.

Qu’est-ce que la plateforme apporte dans le domaine du développement de médicaments?

Elle permet par exemple d’observer la manière dont différentes molécules se fixent au récepteur, et ainsi d’examiner dans quelle mesure il est possible d’améliorer un principe actif potentiel. Cela permet aussi d’observer la répartition typique des molécules d’eau autour du récepteur et leur influence sur l’effet des molécules fixées. Ou encore, cela permet d’étudier les directions d’où un principe actif peut parvenir jusqu’au récepteur. La plateforme offre d’innombrables possibilités. Et ce gratuitement!

Interview: Institut Paul Scherrer/Brigitte Osterath