L'effet des hallucinations de présence sur la perception sociale

Des neuroscientifiques de l’EPFL sont parvenus à modifier notre perception sociale en enquêtant sur un type particulier d’hallucination — chez des sujets sains et des patients affectés par la maladie de Parkinson. Disponible en ligne, leur test se veut un outil de mesure de la susceptibilité aux hallucinations, à l’intention de la communauté médicale.
Expérience de numérosité et technodéliques. © 2024 EPFL / Alain Herzog.

Quand on estime le nombre de personnes présentes dans une pièce – sans les compter une par une – on en recense naturellement trop. Une simple perspective darwinienne sur l’évolution fournit l’explication du phénomène: il est plus avantageux de compter trop d’agents et de prédateurs potentiellement dangereux, que de ne pas en compter assez. L’existence d’un comportement social de surcomptage est démontré chez les humains comme chez les animaux. Dans la jungle, il vaut certainement mieux percevoir trop de tigres que d’omettre un spécimen affamé!

Les scientifiques de l’EPFL montrent que l’on surestime davantage le nombre de personnes dans une pièce si l’on est sujet d’hallucinations – tout particulièrement si ces dernières sont liées à une maladie comme Parkinson. Ils montrent aussi que les sujets d’hallucinations ne surévaluent pas davantage le nombre de boîtes dans une pièce — soit des objets-contrôles inanimés. Une découverte qui met en lumière la nature sociale du surcomptage. Les résultats sont publiés dans Nature Communications.

«Il est fascinant que les malades de Parkinson surestiment bien plus le nombre de personnes présentes, parce que cette maladie est classiquement considérée comme un trouble moteur, explique Olaf Blanke, directeur du Laboratoire de neuroscience cognitive à l’EPFL et partie de Neuro-X. Nous montrons que Parkinson pourrait également relever du trouble perceptuel, particulièrement en ce qui concerne les stimuli sociaux, et que des présences invisibles dans la maladie pourraient altérer encore plus le cerveau social dans son activité de comptage.»

Les neuroscientifiques ont étudié une catégorie d’hallucinations appelée «hallucinations de présence»: quand des personnes témoignent d’une présence invisible à leurs côtés, alors même qu’il n’y a personne. Elles sont considérées comme mineures en regard des hallucinations visuelles. Les malades de Parkinson peuvent en être sujets très tôt dans l’évolution de la maladie, parfois même avant le diagnostic. Les hallucinations de présence sont également connues comme un marqueur précoce du déclin cognitif.

Les résultats de l’équipe de l’EPFL appuient l’idée qu’une présence invisible (et les mécanismes cérébraux sous-jacents) sont responsables du surcomptage. Quand on est sujet à des hallucinations de présence — qu’elles soient dues à une maladie ou artificiellement induites — on ajoute subconsciemment ces présences supplémentaires au nombre déjà surestimé de personnes que l’on pense avoir vues. En résumé, on ajoute des présences invisibles dans le processus de comptage, mais seulement si l’on compte des personnes.

Expérience de numérosité et technodéliques

Les scientifiques ont testé l’hypothèse selon laquelle les hallucinations de présence induisent un surcomptage des personnes. Pour ce faire, ils ont conjugué des technologies issues de la réalité virtuelle et de la robotique. Une combinaison unique qu’ils appellent «technodélique». Il s’agit de provoquer des états de conscience modifiés avec des moyens technologiques, et de les utiliser comme tels dans une étude sur les hallucinations technologiquement induites. La réalité virtuelle sert à l’expérience de comptage humain: on montre aux sujets des scènes virtuelles en 3D comprenant cinq, six, sept ou huit personnes dans une pièce vide, pendant une fraction de seconde (plus exactement 200 millisecondes, soit trop de personnes et un intervalle de temps trop court pour que l’on puisse les compter une par une). La robotique a pour rôle d’induire des hallucinations de présence. Ces dernières sont provoquées par un doigt robotique qui tapote le dos du sujet. Le dispositif robotique suit – de manière désynchronisée – le mouvement du doigt du sujet, lequel fait mine de donner de petits coups du doigt devant lui. En évaluant la susceptibilité aux hallucinations, les scientifiques ont observé que les sujets sains, s’ils sont soumis aux technodéliques, effectuent des surcomptages.

«Notre environnement technodélique a pour avantage de permettre une mesure objective des hallucinations, lesquelles sont typiquement des états subjectifs, explique Louis Albert, premier auteur de l’étude. Dans les grandes lignes, nous obtenons ne mesure claire et implicite de la susceptibilité aux hallucinations en concevant et en induisant ces dernières.»

La plateforme permet de déterminer la susceptibilité aux hallucinations de manière presque automatisée, contrairement aux méthodes actuelles qui reposent soit sur de simples questions (on demande au sujet s’il fait ou non l’expérience d’une hallucination), des questionnaires ou d’autres approches qui impliquent l’analyse subjective d’un expert médical.

Surveiller les hallucinations à la maison

Pour leur étude, les scientifiques ont mis sur pied une version simplifiée de leur expérience de comptage. On peut s’y prêter au laboratoire, mais aussi en ligne et en toute discrétion, depuis le confort de son foyer et sans qu’il n’y ait besoin de formation supplémentaire pour le personnel médical.

«Nous avons maintenant un examen en ligne qui peut déterminer si quelqu’un est susceptible aux hallucinations, continue Louis Albert. C’est un outil objectif et indispensable pour mesurer cette susceptibilité chez les patients. Ils peuvent effectuer le test de manière autonome, à la maison, depuis leur ordinateur ou leur tablette numérique. Nous avons ainsi l’opportunité de toucher une vaste population pour un coût minimal. Il n’y a pas besoin d’équipement particulier ou de personnel spécialisé dans l’évaluation des hallucinations, et les patients n’ont pas à se déplacer en clinique. Le test est accessible et peut bénéficier à des personnes qui vivent loin des centres médicaux ou dans des pays à faible revenu.»

Quelque 170 patients atteints de Parkinson ont participé à l’étude en ligne, dont 69 étaient affectés par des hallucinations de présence. Avec cette version en ligne, les scientifiques ont observé que les patients qui éprouvent des hallucinations de présence surestiment plus que les autres le nombre de personnes. Certains sujets déclaraient avoir vu 11 personnes, voire plus, alors que seuls huit individus leur étaient présenté.

«Nous avons des stratégies pour déterminer si un patient atteint de la maladie de Parkinson est sujet à des hallucinations de présence. Cela veut dire qu’à l’avenir, nous devrions pouvoir identifier et surveiller ceux qui sont le plus susceptibles au déclin cognitif pour leur administrer un traitement précoce», explique Fosco Bernasconi, co-auteur.

Fondé en 2022, l'Institut Neuro X de l'EPFL est spécialisé dans la recherche translationnelle en neurosciences, l’ingénierie cérébrale et la neuro-informatique. Avec 14 laboratoires regroupant une équipe de 250 experts, l'institut vise à accélérer le développement de nouvelles thérapies en intégrant la recherche sur les fonctions cérébrales, les interfaces neuronales innovantes et les modèles neuro-informatiques pilotés par l'IA.

De l’appropriation corporelle aux technodéliques

Il y a près de dix ans, les scientifiques de l’EPFL lançaient une tâche robotique dont les objectifs n’avaient rien à voir avec la susceptibilité aux hallucinations — un rappel de la sérendipité à l’œuvre dans les sciences. Cette tâche avait pour but d’explorer l’autoreprésentation corporelle et la manière dont l’esprit exploite les informations sensorielles pour générer l’impression que notre corps nous appartient. Pendant l’expérience, des participants ont signalé à plusieurs reprises le sentiment inquiétant d’une présence fantôme. Plutôt que d’y voir une simple coïncidence, les scientifiques de l’EPFL ont réalisé qu’ils étaient tombés sur un mécanisme capable d’induire des hallucinations de présence chez des sujets sains, avec de possibles répercussions pour des personnes malades. Ils disposaient désormais d’un moyen subjectif pour induire des hallucinations de présence, avec une tâche robotique qui brouille les sens des sujets.