«Si les forêts tropicales basculent, l'impact climatique sera énorme»
L’Amazonie rejette désormais davantage de CO2 qu’elle n’en absorbe, passant donc, au cours de la dernière décennie, de puits à source de carbone. Cette inversion de tendance, que confirme une récente étude parue dans la revue scientifique Nature Climate Change, est un cap important dans l’évolution climatique actuelle. Et ce n’est pas une bonne nouvelle.
Car les forêts tropicales jouent en effet un rôle important dans le maintien de l’équilibre du climat terrestre. En absorbant entre 25 et 30% de tous les gaz à effet de serre émis par les activités humaines, elles agissent comme un frein au réchauffement global. Or, l’Amazonie représente à elle seule la moitié de toutes ces forêts. Son essoufflement est dû à une déforestation massive menée depuis plusieurs décennies, mais plus encore, comme le souligne l’étude, à un processus de dégradation trois fois plus impactant puisqu’il contribuerait à plus de 70% de la perte totale de biomasse en surface.
Quels sont les mécanismes et les enjeux de ce processus d’inversion dans le bilan carbone de l’Amazonie? Charlotte Grossiord, spécialiste des écosystèmes forestiers et directrice du Laboratoire d’écologie végétale à l’EPFL, nous l’explique.
Véritable tournant climatique, ce renversement de l’Amazonie est pourtant passé relativement inaperçu dans le public. Comment devrions-nous en évaluer l’importance?
Charlotte Grossiord ©EPFL/A.Herzog
C’est un élément capital. Voilà cinq à dix ans déjà que, dans les milieux scientifiques concernés, nous constatons une claire réduction du rôle de puits de carbone de la région de l’Amazone et des autres forêts tropicales. Or, si ces forêts, de manière globale, ne sont plus capables de prélever autant de carbone qu’auparavant, cela aura un effet d’accélérateur sur les changements climatiques.
On parle parfois de points de bascule ou - plus scientifiquement - de boucles de rétroaction positive, soit d’une suite de phénomènes pouvant déclencher un emballement climatique. Est-ce ce à quoi nous avons affaire ici ?
Oui, la forêt en est une, tout comme la fonte des glaces, par exemple. Si nous continuons à émettre toujours plus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère alors que les écosystèmes forestiers en prélèvent moins, le processus de réchauffement se précipite, la forêt capte encore moins, et ainsi de suite. C’est une sorte de gigantesque cercle vicieux qui se met en place. Pour ce qui est de l’Amazonie, on ne sait pas si ce «tipping point» - le point de bascule - arrive précisément maintenant, s’il est déjà passé, ou si nous sommes sur le point de le franchir, mais il est certain qu’il aura un effet d’accélération climatique. Après, cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien à faire. Il est urgent - et il est encore temps - de protéger ces écosystèmes.
D’autant que ce n’est pas seulement dans le domaine climatique que ces forêts jouent un rôle capital, n’est-ce pas?
Même si elles n’occupent que 10% de la surface terrestre, les forêts tropicales abritent environ 50% de toutes les espèces animales connues, dont 90% des primates. Elles ont donc une grande importance en termes de biodiversité. Sans oublier tous les autres services qu’elles fournissent, notamment dans le cycle de l’eau. Ces écosystèmes créent leur propre climat, avec environ 80% des précipitations y survenant qui repartent dans l’atmosphère par la transpiration de la végétation. Les forêts jouent aussi un rôle essentiel dans le maintien de la qualité des sols. Ce sont autant de fonctions qui peuvent disparaître avec la déforestation à outrance.
Comment ces puits de carbone fonctionnent-ils concrètement?
La forêt prélève du carbone présent dans l’atmosphère sous la forme de CO2 par le processus de la photosynthèse. Ce gaz, c’est en fait la nourriture des plantes, qui le transforment en sucres et l’utilisent pour se développer. Une partie de ce carbone est à nouveau rejetée par leur respiration, et une autre, bien plus importante, se fixe à l’intérieur des végétaux - dans les feuilles, les troncs, les branches, les racines - et également dans le sol. Or, avec la coupe des arbres, qui sont souvent très anciens, c’est tout ce carbone accumulé depuis des années, voire des siècles, qui est relâché dans l’air. À cela s’ajoutent des feux et des périodes de sécheresse de plus en plus fréquents qui accélèrent la mortalité des arbres et, donc, le rejet d’encore plus de carbone dans l’atmosphère. Ce sont donc plusieurs éléments combinés, principalement induits par les activités humaines, qui font qu’au final, la forêt émet plus de gaz à effet de serre qu’elle n’en absorbe.
Peut-on quantifier cette perte d’absorption à l’échelle du cycle global du carbone?
C’est difficile, car cela varie d’une saison à une autre par exemple. En période de forte sécheresse, bien plus de carbone est rejeté que prélevé. Jusqu’à maintenant, en prenant l’Amazone mais aussi toutes les autres forêts tropicales de la planète, on a heureusement encore un bilan d’absorption positif. Mais il est certain qu’à partir du moment où on entre dans le négatif, c’est-à-dire qu’ensemble, elles basculent et rejettent toutes plus de carbone qu’elles n’en absorbent, l’impact sur le climat sera vraiment conséquent.
On parle beaucoup de déforestation, mais l’étude évoque l’importance d’un processus de dégradation plus lent et encore plus destructeur. De quoi s’agit-il?
Une forêt connaît toujours une certaine régénération naturelle impliquant la mort d’une partie des végétaux. Là, on parle en effet d’autre chose. Il y a tout d’abord des événements climatiques d’un nouvel ordre, qui se sont amplifié ces dernières années, telles que la durée des sécheresses, l’augmentation des températures, le nombre et la violence accrue des tempêtes et des feux. Ces phénomènes engendrent une plus forte mortalité de la végétation. Les processus de décomposition sont ainsi intensifiés, générant le rejet dans l’atmosphère de tout le carbone piégé dans les plantes. Ensuite, ces conditions très chaudes et sèches rendent le terrain favorable à des incendies de plus grande étendue.
Et puis, à côté de cela, il y a non seulement une déforestation massive, consistant à raser des parcelles entières, mais également des prélèvements de bois à plus petite échelle, plus discretsmais extensifs. Le tout fragilise la forêt à long terme et en tant que puits de carbone.
Les efforts de reforestation, dont on parle beaucoup, sont-ils une bonne solution?
Par sa complexité, ses multiples étages végétaux de la surface à la canopée et la richesse de son sol notamment, une forêt ancienne sera toujours plus efficace en termes d’absorption de carbone qu’une forêt plus jeune. C’est pourquoi je suis assez sceptique sur l’idée de replanter des arbres pour sauver la planète. Déjà, la majorité de ces zones reforestées sont des plantations en monoculture, où il n’y a donc qu’une seule espèce et qu’on continue d’exploiter, par exemple pour produire du papier. Protéger les forêts existantes serait bien plus utile et performant que de replanter artificiellement des espèces parfois invasives et souvent inadaptées au milieu. De plus, on replante souvent de manière linéaire, sans tenir compte de toute la complexité des microprocessus chimiques et biologiques en jeu dans un écosystème forestier. Ces plantations artificielles n’ont donc pas le même potentiel que la régénération naturelle, qui prend du temps, mais qui est bien plus durable.
Qu’en est-il en Suisse ? Le risque d’une telle inversion existe-t-il également?
Oui, absolument. Tous les étés, désormais, on observe dans le pays une plus grande mortalité des arbres en raison d’événements météorologiques extrêmes plus fréquents. Il y a également, c’est vrai, une augmentation des surfaces forestières et de la régénération naturelle, ce qui est une bonne chose. Mais comme la mortalité en général prend de l’ampleur, les bénéfices risquent d’en être annulés. C’est un problème global, qui touche également le centre de l’Europe. La combinaison d’une canicule et d’une sécheresse en été 2018 a par exemple fait beaucoup de dégâts. De nombreux arbres ne faisaient tout simplement plus de feuilles au printemps suivant.