De nombreuses voies mènent vers l’avenir énergétique
Lorsque Tom Kober évoque son travail, il met d’emblée les choses au point: «Nous ne prédisons pas l’avenir.» Cela peut déconcerter de prime abord. Après tout, son domaine de spécialité se nomme foresight, ce qui signifie «anticipation». Donc, même si Tom Kober se projette dans l’avenir, il ne le prédit pas. «Nous prévoyons des scénarios d’après le principe du “Qu’arriverait-il si?”, explique le chercheur. Mais chaque modèle de calcul n’est jamais qu’une abstraction de la réalité, ce qui signifie que certains aspects en restent ignorés.» Aucun de ces scénarios n’est voué à se produire tel quel, soulignet- il. Néanmoins, pour les responsables politiques et économiques, ils constituent de très précieuses aides à la décision. «Les différents scénarios montrent les options d’action possibles et leurs conséquences, ce qui est particulièrement intéressant lorsqu’on les compare.»
Tom Kober se penche, depuis plus de quinze ans, sur les systèmes énergétiques, les émissions de CO2 et les questions pressantes liées au changement climatique. Depuis 2016, ce scientifique de 45 ans dirige le groupe de travail Economie énergétique au Laboratoire d’analyse des systèmes énergétiques (LEA) du PSI. «Pour ce genre de recherche interdisciplinaire, le PSI est l’endroit idéal», confirme Russell McKenna, responsable de ce laboratoire. Le LEA complète de manière optimale les axes de recherche des deux divisions de recherche du PSI: Energie nucléaire et sûreté et Energie et environnement. «Nous épaulons notamment nos collègues qui développent des électrolyseurs ou des piles à combustible avec des analyses de marché, explique Russell McKenna. A l’inverse, nous profitons des données et de l’expertise de nos confrères qui mettent au point de nouvelles technologies.»
Cette compétence est aussi connue d’Innosuisse, l’Agence suisse pour l’encouragement de l’innovation, selon laquelle il existe en Suisse beaucoup de bonne recherche foresight sur les systèmes énergétiques, mais celle-ci reste peu coordonnée. En 2017, le promoteur du projet a donc lancé un programme de coopération commun, baptisé Joint Activity Scenarios and Modelling (JASM) ou «scénarios et modèles», qui devait calculer, pour la Suisse, les voies de développement vers une société neutre sur le plan climatique, dont la politique et l’économie pourraient s’inspirer. Huit centres suisses de compétence pour la recherche énergétique (SCCER) y ont participé. Hormis le PSI figuraient d’autres institutions du Domaine des EPF, comme l’Empa, l’EPFL, le WSL et l’ETH Zurich, mais aussi la Haute École de Lucerne ainsi que les Universités de Bâle et de Genève. Chacune de ces institutions de recherche possède des atouts particuliers et se concentre sur des questions spécifiques.
L’équipe de modélisation du Laboratoire d’analyse des systèmes énergétiques au PSI est connue, aux niveaux national et international, pour avoir mis au point le modèle du système énergétique suisse STEM (Swiss Times Energy System Model). Kannan Ramachandran et Evangelos Panos y ont joué un rôle déterminant. «C’est le seul modèle qui soit capable de représenter des voies d’évolution pour l’ensemble du système énergétique suisse, avec un haut niveau technique de détail et une très bonne résolution dans le temps», explique Evangelos Panos, chercheur au sein du groupe Economie énergétique. D’autres scientifiques utilisateurs des modèles énergétiques considèrent souvent uniquement une année donnée dans le futur, mais pas l’évolution dans le temps sur plusieurs décennies. Dans le cadre du projet conjoint JASM d’Innosuisse, les chercheurs du PSI ont étudié trois scénarios zéro net en les comparant à un scénario de référence, où les émissions de CO2 d’ici 2050 ne seraient réduites que de 40 % par rapport à 1990: un scénario zéro net de réduction des émissions de CO2 (CLI); une variante incluant une réduction au minimum des importations d’énergie (SECUR) et une variante avec un potentiel de déploiement modéré des nouvelles énergies renouvelables (ANTI).
L’an dernier, l’équipe emmenée par Tom Kober a présenté les résultats de ses modèles. La mauvaise nouvelle d’abord: pour atteindre l’objectif zéro net d’ici 2050, il faudra consentir des efforts considérables. Et pour que ce soit aussi rentable que possible, la puissance photovoltaïque installée devra doubler tous les dix ans et les trois quarts des immeubles d’habitation devront être chauffés par des pompes à chaleur. Cela permettrait de réduire de moitié la consommation d’énergie par tête par rapport à aujourd’hui. La Suisse deviendrait ainsi une société 2000 watts, ce qui signifie que la consommation annuelle d’énergie primaire par tête correspond à une puissance moyenne de 2000 watts par personne. Aujourd’hui, elle est tout juste de 4000 watts par personne. En cas de déploiement lent des énergies renouvelables, le besoin moyen en énergie devrait même être réduit à 1750 watts. Dans ce cas, l’objectif zéro net pourrait être atteint avant tout grâce aux efforts supplémentaires d’économie d’énergie, ce qui occasionnerait des coûts plus importants, par exemple pour l’isolation thermique et une meilleure intégration des processus.
Les installations photovoltaïques jouent un rôle central dans la transition énergétique. La Suisse pourrait générer chaque année quelque 50 térawattheures de courant solaire, si toutes les surfaces disponibles étaient utilisées. Mais aujourd’hui, seules 4 % d’entre elles sont employées à cette fin. Si notre pays souhaite renoncer, en 2050 et dans une large mesure, aux importations d’énergie, il faudrait que plus de 90 % de ces surfaces soient utilisées. Pour atteindre les objectifs du scénario de base, il suffirait cependant d’employer environ 50 % des surfaces potentielles pour l’énergie solaire. Dans le scénario avec un déploiement retardé, ce taux serait d’environ 40 %.
Entre-temps, les autres institutions de recherche ont présenté leurs résultats JASM, en les résumant dans un rapport de synthèse. S’y ajoutent les scénarios de la Confédération: les perspectives énergétiques 2050+. Pour l’essentiel, les chercheurs s’accordent dans leurs conclusions. Mais il y a aussi des différences. Ainsi, les coûts dans les modèles du PSI sont plus élevés que dans ceux des autres groupes.
«Mais même le meilleur modèle de calcul ne peut pas prévoir certains événements, par exemple lorsqu’un virus tient le monde en haleine ou quand une guerre menace la fiabilité de l’approvisionnement en combustibles fossiles», rappelle Russell McKenna. De tels chocs sont traités par SURE (Sustainable and Resilient Energy for Switzerland), un projet de recherche du programme SWEET (Swiss Energy Research for the Energy Transition) de l’Office fédéral de l’énergie. Dix partenaires de recherche, emmenés par Tom Kober, y étudient comment se comporte le système énergétique en cas de choc et les contre-mesures à adopter. Dans le cas de la pandémie de coronavirus, les experts s’accordent à dire que l’impact immédiat pour le système énergétique ne persistera qu’à court et moyen terme, mais que cela ne modifiera pas les objectifs à long terme comme la décarbonisation.
Il pourrait en aller différemment dans le cas de la guerre en Ukraine. Certains scénarios, dans le rapport JASM du PSI, sont tout à coup mis en évidence. A l’heure actuelle, les trois quarts environ de la consommation énergétique annuelle totale sont importés. Le scénario SECUR vise, outre la décarbonisation, à devenir le plus rapidement indépendant des importations d’énergie: par exemple, en fabriquant de l’hydrogène à partir d’énergies régénératives produites en Suisse. Dans ce scénario, non seulement une augmentation de la production de courant serait nécessaire, mais aussi davantage d’économies d’énergie ainsi qu’une flexibilité accrue du système énergétique pour intégrer d’importantes quantités d’énergies renouvelables. Ce qui multiplie par deux et demi le coût des efforts de protection du climat.
En tant qu’ingénieur en économie, Tom Kober s’intéresse, en plus des interactions techniques, aux aspects économiques de la transformation des systèmes énergétiques. Voici la question qu’il se pose: combien cela coûte-t-il si, dans tel scénario, nous prenons telle ou telle décision? Et quelles sont les interactions qui en découlent dans un système aussi complexe que le système énergétique? La réponse est, plus ou moins clairement, la suivante: dans tous les cas, ce ne sera pas bon marché. Suivant le scénario, la société devra assumer des coûts considérables. Rien d’étonnant: si la Suisse veut passer de 43,4 millions de tonnes d’émissions de CO2 par année (état en 2020) au zéro net en 2050, les émissions de CO2 devront diminuer, chaque année, en moyenne, d’un million et demi de tonnes par rapport à l’année précédente. Mais il y a aussi une bonne nouvelle: la décarbonisation est techniquement possible et en principe abordable, si l’on choisit intelligemment les mesures.
Lorsqu’on considère les coûts du scénario de référence – dans le cadre duquel les émissions de CO2 baissent de 40 % d’ici 2050 par rapport à 1990 –, on constate que les coûts globaux du système énergétique auront doublé d’ici 2050 par rapport à aujourd’hui. Et des coûts supplémentaires viennent s’y ajouter, si l’on veut atteindre l’objectif zéro net. Suivant le scénario, ceux-ci oscillent entre 180 et 840 francs par année et par tête jusqu’en 2030. D’ici 2050, les coûts supplémentaires oscilleront entre 1440 et 3750 francs. Evangelos Panos commente ainsi les différences de coûts entre les scénarios: «Les raisons de cette fourchette sont les différentes évolutions des prix des vecteurs énergétiques, des technologies énergétiques, de la disponibilité des ressources, de l’intégration du marché, de l’adhésion aux technologies et de la dépendance vis-à-vis des importations d’énergie. Si les conditions-cadres changent, il en résulte un bouquet technologique différent, associé à une augmentation des coûts pour le système énergétique lorsque les options bon marché de protection du climat ne sont disponibles que de manière limitée.»
II est donc évident que le tournant énergétique coûtera cher, mais la question de savoir combien dépendra de décisions politiques. Tom Kober s’inscrit résolument en faux contre l’espoir d’économiser de l’argent en ne faisant rien: le scénario ANTI, qui ne prévoit que des mesures moins onéreuses pour la transition énergétique (avec par exemple un déploiement lent des énergies renouvelables), s’avère le plus coûteux de tous. Au lieu des 1440 francs du scénario de base zéro net (CLI), les Suisses se verraient contraints de payer 3750 francs de plus en 2050. Dans le cas d’un déploiement lent des énergies renouvelables, l’hydrogène revêtirait une importance nettement moindre, car les ressources nationales ne seraient que partiellement disponibles pour sa production. Pour compenser, la priorité devrait aller à des mesures d’économie d’énergie et il faudrait importer des énergies écologiques onéreuses. Même dans le cas où la Suisse souhaiterait être aussi indépendante que possible des importations d’énergie, les coûts supplémentaires du tournant énergétique doubleraient pratiquement en 2050, pour atteindre 2560 francs par an. Un montant dû à une accélération du déploiement du photovoltaïque et à une meilleure isolation des bâtiments, combinée à des pompes à chaleur.
Hormis les coûts, l’une des clés de réussite de toutes ces voies de développement ambitieuses réside dans l’acceptation. Dans le scénario ANTI, les chercheurs postulent une attitude pessimiste et défensive de la population qui repousserait le tournant énergétique de dix ans. La votation populaire de juin 2021, où les citoyens suisses ont rejeté d’importantes mesures de protection du climat contenues dans la loi sur le CO2 révisée, montre que cette hypothèse n’est pas tirée par les cheveux.
Tom Kober estime également que le monde de la finance doit prendre ses responsabilités. Le système énergétique du futur suppose toujours plus de capitaux. Certes, on économise sur les dépenses en combustible, mais il faut auparavant investir d’importantes sommes dans les installations photovoltaïques ou dans la technologie fondée sur l’hydrogène. Les banques évaluent les risques des investissements et opèrent une distinction entre les technologies matures, comme le photovoltaïque ou l’isolation thermique, et les technologies qui sont seulement en passe d’être commercialisées. Mais la transition énergétique ne peut réussir que si de nouvelles technologies – autour de l’hydrogène ou de la captation du CO2 des émissions générées par les centrales électriques ou les incinérateurs de déchets – sont introduites à grande échelle. Ici, de nouveaux instruments de financement et des garanties de l’Etat sont nécessaires.
Alors, quel est le meilleur scénario ou le plus probable? Comme nous l’avons dit, aucun des scénarios du rapport PSI-JASM ne prédit l’avenir; aucun ne présente que des avantages, dans la mesure où il n’y en a pas de bon ou de mauvais. Certains principes de base se retrouvent toutefois dans tous:
- Il faut «mettre un prix» sur les émissions de gaz à effet de serre. Autrement dit, les prix de l’énergie doivent inclure les coûts pour l’homme et l’environnement. Par ailleurs, les mesures de décarbonisation doivent être coordonnées et rapides – sinon, elles seront d’autant plus coûteuses.
- Le courant issu de sources à émissions faibles et notamment d’énergies renouvelables forme la matière première de la transition énergétique. La consommation de courant en Suisse pourrait passer de 60 térawattheures actuels à 80 térawattheures en 2050. Pour cela, la puissance issue du photovoltaïque doit au moins doubler tous les dix ans, si l’on veut compenser l’abandon progressif de l’énergie nucléaire.
- Une production de courant plus dépendante des conditions météorologiques, comme celle des installations photovoltaïques et éoliennes, a pour conséquence que le système énergétique doit réagir de manière beaucoup plus flexible, ce qui nécessite des tampons énergétiques supplémentaires (à court terme et saisonniers) sous forme de stockage par batteries ou de stockage thermique et chimique. Mais cela suppose aussi la volonté des consommateurs d’adapter mieux qu’auparavant leur consommation d’énergie à l’offre.
- Sans le captage et la séquestration souterraine du CO2, les objectifs de décarbonisation resteront hors d’atteinte. Sur ce plan, la Suisse doit coordonner ses efforts avec ses voisins.
- L’ouverture technologique est payante. La concurrence combinée à des incitations permettra d’obtenir les meilleurs résultats à moindre coût.
La recherche avec le modèle STEM se poursuit et doit s’étendre à d’autres aspects de la durabilité et de la résistance du système énergétique, dont notamment les conséquences sociales de la transition énergétique. Tom Kober est optimiste en ce qui concerne la réussite du tournant énergétique: «Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est de mesures déterminées et de réglementations concrètes pour contrôler les émissions de carbone, qui soient intelligibles à tout le monde.»
6 millions d’équations pour un système énergétique
Ingénieur en logiciel de formation et modélisateur énergétique, Evangelos Panos a construit, au fil des ans, avec son collègue Kannan Ramachandran et une équipe de chercheurs, le riche modèle de calcul du système énergétique STEM. Celui- ci est composé de six millions d’équations avec six millions de variables qui décrivent les aspects les plus divers du système énergétique suisse. Par le biais des équations, les variables sont reliées entre elles dans toute une série de dimensions. Si l’on en modifie une – par exemple, le prix de l’émission d’une tonne de CO2 ou du déploiement du photovoltaïque –, des dizaines d’autres se modifient, parfois de manière imprévue.
Il est inimaginable de vouloir calculer un système d’équations aussi gigantesque sur le papier, avec un crayon et une calculatrice. Même l’ordinateur spécial utilisé par Evangelos Panos a besoin de plusieurs heures pour résoudre le système d’équations pour un seul scénario. Mais la modélisation de systèmes énergétiques au moyen de différents scénarios représente bien plus: il s’agit de convertir en algorithmes efficaces des connaissances spécialisées sur le système énergétique, issues de différentes disciplines, afin de pouvoir les calculer par ordinateur. Il n’est donc guère étonnant qu’il ait fallu des mois de travail minutieux pour prévoir tous les scénarios et leurs variantes dans le cadre du projet JASM.
Le modèle STEM du PSI présente quelques particularités remarquables par rapport aux modèles d’autres équipes de recherche, mais il ne peut évidemment pas tout faire. En tant que modèle d’optimisation technico-économique, il ne livre pas de conclusion, par exemple, sur l’impact qu’auront les scénarios sur le marché du travail suisse ou sur la création de valeur. Les chercheurs en ont également exclu les émissions dues au trafic aérien international et celles générées à l’étranger ou liées à l’importation de biens en Suisse. La modélisation du système énergétique n’est donc pas une mission en solo du PSI, mais s’inscrit dans une coopération de recherche avec d’autres groupes de chercheurs renommés, afin de dessiner en définitive une image complète de la transformation du système énergétique avec le plus de facettes possible.