Comment repérer rapidement les espèces invasives?
«Je n’aurais jamais cru que cette espèce était aussi répandue», déclare Rosetta Blackman, postdoctorante à l’institut de recherche sur l’eau Eawag. Il s’agit de Craspedacusta sowerbii, une petite méduse d’eau douce inoffensive pour l’homme. Elle provient à l’origine du bassin versant du fleuve chinois Yang Tsé et est considérée en Suisse comme une espèce invasive. On savait certes que cette méduse était présente en Suisse, mais on ignorait encore l’ampleur de sa propagation. Et ce malgré les recherches régulières d’espèces invasives dans les cours d’eau suisses.
Si les scientifiques peuvent désormais prouver la présence de cette méduse dans de nombreux bassins versants des rivières suisses, c’est grâce à l’utilisation d’une nouvelle méthode: la détermination de ce qu’on appelle l’ADN environnemental (ADNe). Celle-ci consiste à extraire l’ADN des échantillons d’eau afin de déterminer la biodiversité présente dans le cours d’eau. Cette approche pourrait devenir une méthode complémentaire à la surveillance traditionnelle des espèces invasives, précise Rosetta Blackman.
Surveillance régulier des cours d’eau
Les espèces invasives, c’est-à-dire non indigènes, constituent un problème pour les écosystèmes, car elles peuvent supplanter les espèces indigènes. Il est donc important de repérer leur présence le plus tôt possible afin de prendre rapidement des mesures qui endigueront leur prolifération. En Suisse, l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) et les cantons procèdent à cet effet à la surveillance régulière des cours d’eau. Traditionnellement, ils ont recours à des méthodes telles que la pêche électrique ou l’échantillonnage par filet troubleau.
Cette dernière est notamment utilisée pour les macroinvertébrés, de petits organismes invertébrés visibles à l’œil nu comme les coléoptères, les escargots et les crustacés ainsi que les larves d’éphémères, de plécoptères ou de tricoptères. Les cours d’eau suisses abritent des centaines d’espèces de macroinvertébrés, dont une cinquantaine ne sont pas indigènes. L’échantillonnage par filet troubleau consiste à remuer le substrat de la rivière ou du lac; les organismes vivant dans le substrat dérivent avec le courant et sont capturés par le filet. Les espèces sont ensuite identifiées au microscope sur le terrain ou en laboratoire.
Les organismes libèrent en permanence de l’ADN dans l’environnement
La méthode de l’ADN environnemental, développée et testée depuis plusieurs années, consiste à prélever un échantillon d’eau qui sera analysé en laboratoire pour trouver les fragments d’ADN des animaux aquatiques. Elle fonctionne, car tous les organismes libèrent en permanence leur ADN dans l’environnement – que ce soit sous forme de cellules de peau, d’écailles, d’urine ou d’excréments. Cette méthode PCR permet de détecter les quantités d’ADN les plus infimes. L’Eawag fait partie des principaux centres pour la recherche et le développement de cette méthode.
En collaboration avec l’OFEV, l’ETH Zurich, l’Université de Zurich et le centre de compétence pour l’écologie aquatique appliquée, les chercheuses et chercheurs de l’Eawag ont comparé la capacité des deux méthodes, l’échantillonnage par filet troubleau et l’ADN environnemental, à détecter les macroinvertébrés invasifs dans les cours d’eau suisses.
Détection précoce des espèces non-indigènes
Résultat: seule la méthode de l’ADN environnemental était en mesure de prouver la présence de la méduse d’eau douce Craspedacusta sowerbii qui, en raison de son mode de vie caché, ne peut pas être détectée dans le filet troubleau – malgré son abondance. De manière générale, la méthode traditionnelle s’est toutefois encore avérée plus efficace et a permis d’identifier beaucoup plus d’espèces.
«Utilisées conjointement, ces deux méthodes nous fournissent un tableau nuancé et fiable», explique Florian Altermatt, responsable du projet et professeur à l’Université de Zurich. La surveillance par ADN environnemental pourrait être intégrée simplement dans la surveillance nationale de routine selon lui. «Ce serait un enrichissement important, notamment pour la détection précoce des espèces non-indigènes.»
Il estime que cette méthode recèle un important potentiel, d’une part parce qu’elle est facilement modulable et permet d’analyser simultanément de nombreux échantillons, ce qui permet d’augmenter la probabilité de détecter précocement les espèces invasives. D’autre part, elle est particulièrement appropriée pour les espèces vivant cachées comme la méduse d’eau douce évoquée ou d’autres espèces invasives. «Avec les méthodes traditionnelles, on passe souvent à côté de ce que l’on ne recherche pas, tandis que l’approche ADNe peut permettre de découvrir ce type d’espèces “inattendues”», précise Rosetta Blackman.
C’est pourquoi les scientifiques veulent continuer à perfectionner la méthode dans les années à venir afin d’obtenir des résultats comparables à ceux de l’échantillonnage par filet troubleau. Le groupe de Florian Altermatt a codirigé la standardisation de la méthode ADNe en Suisse (cf. Utilisation de la méthode de l’OFEV ) et travaille au niveau international avec d’autres chercheuses et chercheurs (p. ex. dans le cadre du programme de recherche COST Action DNAqua-Net) afin d’obtenir ces résultats au niveau européen.
On ignore encore l’impact exact de la méduse d’eau douce sur les écosystèmes. Les études actuelles indiquent qu’elle ne devrait pas constituer un problème majeur. Mais sachant que les méduses se nourrissent de zooplancton, l’espèce doit néanmoins être précisément observée afin de détecter les possibles effets sur le réseau aquatique de nourriture, d’autant plus si elle est présente en grandes colonies. «L’ADN environnemental serait la méthode appropriée à cet effet», résume Rosetta Blackman.