La réalité du terrain remodèle la conception robotique
Auke Ijspeert et son équipe du Laboratoire de biorobotique (BioRob) de la Faculté des sciences et techniques de l’ingénieur de l’EPFL avaient déjà testé leurs robots bio-informés en milieu naturel. Mais c’était davantage à des fins de démonstration qu’à des fins de rigueur scientifique. En général, les tests de fonctionnement des robots sont réalisés au laboratoire, par exemple à l’aide de vidéos aux rayons X afin de comparer les mouvements des robots avec ceux des animaux qui ont inspiré leur conception.
Les choses ont changé en novembre 2015 : Auke Ijspeert et ses collègues reçoivent une demande des producteurs de la BBC pour créer deux robots réalistes, l’un pour imiter un crocodile et l’autre, un varan. Ces deux espèces vivent sur les bords du Nil en Ouganda. Le BioRob a pour mission de concevoir et de fabriquer, en moins d’un mois, des robots dissimulant des caméras et capables de s’intégrer discrètement dans cet environnement afin de filmer le comportement de nidification et les interactions de ces reptiles.
Le robot exécute une transition entre la terre et les eaux du Nil © Simon Niblett, Rob Pilley, Kamilo Melo et Tomislav Horvat CC BY-SA
Adaptations techniques
La demande semble assez simple, et les scientifiques font confiance à leur expérience dans la réalisation de robots à la posture étalée comme Pleurobot et Orobot. Mais surgit un premier défi quand il a fallu trouver un équilibre entre la forme et la fonction: les robots mis au point dans le cadre de la plateforme Krock – SpyCroc et SpyLizard – devaient se confondre avec de vrais crocodiles et varans pour filmer leurs interactions, de sorte qu’un pourcentage plus élevé de leur poids devait être alloué aux caméras et à la peau hyperréaliste.
Le robot a été testé au gîte tous les jours après les réparations © Tomislav Horvat et Kamilo Melo CC BY-SA
«Une partie du processus de conception a nécessité d’anticiper ce qui pourrait se produire ultérieurement et de simplifier au maximum la conception pour faciliter la réparation des robots sur le terrain, où l’accès aux pièces et équipements spécialisés est limité», explique Kamilo Melo, ancien chercheur postdoctorant au BioRob et désormais directeur de l’entreprise de biorobotique KM-RoBoTa. Pour y parvenir, les scientifiques se sont tournés vers des composants bon marché, faciles à échanger ou à remplacer.
En Ouganda, les conditions de travail sur le terrain posent des défis inattendus. Avec un mercure à 38 degrés, la température à l’intérieur des robots grimpait jusqu’à 80 degrés, ce qui entraînait leur surchauffe et leur arrêt. Les scientifiques ont donc dû travailler rapidement avant que la température diurne ne grimpe et contourner le problème, en faisant par exemple fonctionner les robots sur de courtes périodes entrecoupées de périodes de refroidissement. Ils ont dû simplifier au maximum la conception des robots pour réduire le nombre de pièces de raccordement, car plus d’articulations signifie plus de points d’entrée pour le sable, la poussière et l’humidité. Ce qui semblait être un atout de la conception Krock – comme la rigidité structurelle – s’est avéré être un problème, car le terrain accidenté aurait simplement provoqué la rupture des composants rigides.
Sur les bords du Nil, en Ouganda, la plateforme Krock évite la surchauffe. © Tomislav Horvat et Kamilo Melo, 2016, CC-BY 4
Le BioRob a publié les enseignements tirés sous la forme d’une ressource de recherche et de méthodologie librement accessible dans la revue Science Robotics. Les scientifiques espèrent que leur expérience, associée à des spécifications de conception utilisant des composants simples, solides et couramment disponibles, en aidera d’autres à reproduire leur plateforme pour leurs propres projets.
Un biorobot plus performant
Forts de leur expérience en Afrique, les scientifiques ont développé une nouvelle version de la plateforme Krock, Krock-2, plus robuste, plus flexible et plus étanche. Nécessitant moins d’éléments de camouflage élaborés tels qu’une peau en latex réaliste, le robot amélioré présente un grand potentiel pour les interventions de sauvetage et en cas de catastrophe.
Cette expérience a également ouvert de nouvelles pistes de recherche au laboratoire. «Le développement d’une peau tactile dotée de capteurs capables de détecter les forces d’interaction avec l’environnement est un sujet important qui intègre la robotique pure et les neurosciences», précise Auke Ijspeert. «En robotique de manière générale, nous sommes très bons pour reproduire la proprioception, mais très mauvais pour reproduire tous les sens que nous avons dans la peau, comme la chaleur et le toucher. Cette technologie est encore très complexe, et nous souhaitons l’intégrer dans nos robots salamandres.»
Le robot se déplace dans le laboratoire après la mise au point de son contrôleur. © Tomislav Horvat et Kamilo Melo CC BY-SA
Sur le plan industriel, Kamilo Melo met à profit son expérience avec la plateforme Krock pour explorer la fiabilité robotique au sein de KM-RoBoTa. «La fiabilité joue un rôle déterminant. En nous basant sur ce que nous avons appris sur le terrain, nous nous concentrons à garantir que les robots ne tombent pas en panne, même en cas de pluie ou dans des conditions imprévisibles», détaille-t-il.
Pour les deux chercheurs, les améliorations techniques apportées à la plateforme Krock d’après les essais sur le terrain sont plus qu’un bonus. Ils souhaitent utiliser l’expérience acquise en Ouganda pour perfectionner les robots bio-informés en tant qu’outils scientifiques, par exemple en paléontologie robotique pour comprendre la locomotion d’espèces disparues telles que les dinosaures. Bien que les os et les fossiles puissent servir à créer des animations et à étudier la cinématique afin de comprendre les mouvements dynamiques des dinosaures, il convient de construire un modèle physique soumis aux mêmes lois de la physique que les animaux du passé.
«Tout ce que nous avons fait pour améliorer les performances des robots sur le terrain est très passionnant et utile pour la recherche et le sauvetage ainsi que pour d’autres applications. Mais au BioRob, notre principale contribution est de collaborer avec des scientifiques en neurosciences, en biomécanique et en paléontologie afin d’utiliser les robots comme outil physique pour répondre à des questions scientifiques», indique Auke Ijspeert.
«Grâce aux contributions librement accessibles que nous avons apportées dans le cadre de cette étude, nous espérons rendre ces plateformes plus abordables, mais toujours suffisamment précises à des fins scientifiques.»