La fonte d’un glacier détruit une importante archive de données climatiques
Le glacier de Corbassière au Grand Combin ne permet plus d’obtenir des informations fiables sur le climat et la pollution atmosphérique du passé, car la fonte du glacier est plus rapide qu’on ne le supposait jusqu’ici. Tel est le résultat décevant auquel sont parvenus des scientifiques emmenés par Margit Schwikowski, directrice du Laboratoire de chimie de l’environnement au PSI, et Carla Huber, doctorante et première auteure de l'étude, lorsqu’ils ont comparé les signature des particules fines emprisonnées dans les couches annuelles de glace. Pour la recherche sur le climat, les glaciers revêtent une importance capitale. Les conditions climatiques et les compositions atmosphériques d’époques passées sont en effet conservées dans leur glace. Comme les cernes des arbres ou les sédiments marins, ils peuvent servir d’archive climatique à la recherche.
Normalement, la quantité d’éléments traces liés aux particules dans la glace varie en fonction des saisons. Ces substances, comme l’ammonium, le nitrate et le sulfate, proviennent de l’air ambiant et sont déposées sur le glacier par les chutes de neige: en été, leur concentration est élevée, alors qu’elle est basse en hiver, car le froid empêche l’air pollué de monter depuis la plaine. La carotte de glace de 2018 présente les variations attendues: forée à 14 mètres de profondeur lors d’une étude préliminaire, elle contient des dépôts qui remontent à 2011. Alors que la carotte de glace de 2020, forée à 18 mètres de profondeur sous la direction de Theo Jenk, chercheur au PSI, ne présente ces variations que dans les trois à quatre couches annuelles supérieures. Plus bas dans la glace, et donc plus loin dans le passé, la courbe de la concentration en éléments traces s’aplatit visiblement et la quantité totale est plus faible. L’équipe de Margit Schwikowski en fait état dans le dernier numéro de la revue Nature Geoscience.
Une mémoire lessivée par l’eau de fonte
Margit Schwikowski explique comme suit la divergence constatée: entre 2018 et 2020, la fonte du glacier a dû être si importante que de l’eau a pénétré particulièrement souvent et en grandes quantités depuis la surface à l’intérieur du glacier, entraînant avec elle les éléments traces qu’elle contenait. «Mais apparemment, une fois là, l’eau n’a pas regelé en concentrant les éléments traces. Elle s’est écoulée et les a véritablement lessivés», conclut la chercheuse, spécialiste de la chimie de l’environnement. Tout cela déforme évidemment les signatures des inclusions stratifiées. L’archive climatique est détruite. Comme si quelqu’un s’était introduit dans une bibliothèque et, non content d’avoir fait valdinguer l’ensemble des étagères et des livres, en avait dérobé la plupart et mélangé les mots que contenaient ceux qui restaient, empêchant définitivement la reconstitution des textes originaux.
Les scientifiques ont examiné les données météorologiques de 2018 à 2020: comme il n’y pas de stations météo au Grand Combin, ils ont compilé les données des stations des environs et les ont extrapolées pour la zone étudiée sur la montagne. Il en ressort qu’il a fait très chaud sur le glacier durant cette période, conformément à la tendance climatique générale, mais que ces années n’ont pas été des années extrêmes vers le haut. «Nous en concluons que cette forte fonte n’était pas due à un déclencheur singulier, mais qu’elle résulte des nombreuses années chaudes du passé récent, explique Margit Schwikowski. Manifestement, un seuil a été franchi et cela a entraîné un effet relativement fort.»
Dynamique inattendue
Cet exemple du Grand Combin indique que la fonte des glaciers se poursuit de manière plus dynamique que les spécialistes ne l’avaient supposé, estime la chercheuse. «Il était clair depuis longtemps que les langues glaciaires reculent, note-t-elle. Mais jamais nous n’aurions pensé que les zones d’accumulation des glaciers de haute montagne – c’est-à-dire leurs parties les plus élevées où se fait le ravitaillement en glace – puissent elles aussi être pareillement affectées.» Jusqu’ici, les scientifiques ont examiné la répartition des isotopes d’oxygène dans la glace, qui renseignent par exemple sur l’évolution des températures, de même que celle des éléments traces ioniques comme l’ammonium, le nitrate et le sulfate. Dans un prochain temps, ils ont l’intention d’analyser dans quelle mesure les signatures de substances organiques dans la glace sont affectées, elles aussi.
Ice Memory: une archive de carottes de glace en Antarctique
L’intérêt de Margit Schwikowski est dû également au fait qu’elle est partie prenante, avec d’autres spécialistes des carottes de glace du monde entier, de l’initiative menée par la Fondation Ice Memory. Cette initiative s’est fixée pour objectif de collecter en 20 ans des carottes de glace sur 20 glaciers situés dans le monde entier et menacés de disparition afin de réunir une archive climatique planétaire. Les carottes de glace, qui ont été extraites une à une des profondeurs et été découpées en tronçons d’environ un mètre de long et huit centimètres de diamètre, doivent être conservées de manière durable et sûre dans une cave de glace au centre de l’Antarctique, près de la station de recherche franco-italienne Concordia, et dont la conservation à long terme devra être gérée par une organisation internationale. Les températures négatives fiables (-50°C en moyenne) à proximité du pôle Sud garantissent que les carottes resteront utilisables à l’avenir pour être étudiées, même lorsque le réchauffement de la planète aura fait fondre tous les glaciers alpins. D’autant plus que les méthodes d’analyse ne cessent de s’améliorer: les générations suivantes pourraient donc tirer de la glace des informations tout à fait différentes.
La carotte de glace du Grand Combin était censée être l’un de ces 20 échantillons de glacier. «Sur la montagne, nous avions déjà compris que cela n’aboutirait pas, raconte Margit Schwikowski. Comme je l’ai dit, le forage d’essai en 2018 avait encore l’air tout à fait en ordre. Mais en 2020, nous sommes tombés à plusieurs reprises sur des couches de glace épaisses et solides qui s’étaient formées dans l’intervalle après de la fonte et le regel de l’eau. Entre 17 et 18 mètres de profondeur, nous sommes tombés sur l’une de ces couches particulièrement épaisses, située sous une couche molle gorgée d’eau. Cette transition nous a posé d’énormes problèmes. Mais c’est surtout lorsque nous avons foré plus profondément et que nous avons tenté de retirer la foreuse que nous nous sommes accrochés à la couche de glace dure et que nous avons failli perdre cet appareil onéreux.»
D’autres essais à d’autres endroits sur le glacier ont donné le même résultat: la même couche et les mêmes difficultés. Si bien que les scientifiques ont dû interrompre l’expédition. Leur projet initial était de forer à 80 mètres de profondeur jusqu’au fond rocheux pour saisir toutes l’archive du glacier qui remonte à plusieurs milliers d’années. Mais c’était impossible. «Et nos analyses viennent de le confirmer: au Grand Combin, nous sommes arrivés trop tard», conclut Margit Schwikowski.
Course contre la montre
Il est à craindre que cela soit également le cas pour d’autres glaciers ailleurs dans le monde qui doivent encore être échantillonnés dans le cadre d’Ice Memory. Dans les Alpes, hormis le glacier du Col du Dôme au Mont-Blanc, situé à 4250 mètres d’altitude, où les responsables du projet ont d’abord foré en 2016, il n’y a que le Colle Gnifetti, à la frontière italo-suisse, qui est encore plus haut (à 4450 mètres d’altitude) et donc plus froid que le glacier du Grand Combin. En 2021, l’équipe du PSI et les partenaires de la Fondation Ice Memory ont effectivement réussi à y extraire une carotte de glace dont la signature était encore intacte. Des carottes de l’Illimani dans les Andes boliviennes, du mont Béloukha dans l’Altaï russe et de l’Elbrouz dans le Caucase ont aussi été extraites et sauvegardées. Pendant l’année écoulée, des expéditions ont également eu lieu au Spitzberg et au Col du Lys en Italie, mais leurs analyses sont encore en cours. Une expédition sur le glacier du Kilimandjaro, la seule masse de glace significative restante en Afrique, a échoué l'année dernière en raison de problèmes politiques et administratifs.
Le projet est une course contre le montre. Sa réussite n’est en aucun cas garantie. Des revers comme au Grand Combin seront chaque année plus probables.