Les non-scientifiques à la rescousse de la recherche
Genève, 18h30, mardi 29 juin, mon canapé du salon. Je travaille pour le Laboratoire d’épidémiologie digitale de l’EPFL. Je ne connais rien à l’épidémiologie et personne dans ce laboratoire ne sait que je collabore à leurs recherches. Mais comme citoyenne, je peux mettre la main à la pâte. Une petite main qui n’utilise qu’un doigt : l’index pour presser sur le bouton de la souris.
Ma contribution ? Passer en revue des tweets qui mentionnent le Covid-19. Là, c’est une personne qui raconte un rêve qui vire en cauchemar ; là, une municipalité qui annonce qu’une nouvelle tranche de la population est éligible au vaccin ; ici, un individu qui s’inquiète de la baisse de la fertilité masculine à la suite de la vaccination ; là encore, un titre de presse qui dit que le gouvernement de Zambie qui se préoccupe des réserves d’oxygène… Moi, je dois classer les tweets. Est-il lié à la pandémie de Covid-19 ? Oui/non. Si oui, quel niveau d’inquiétude y est exprimé ? Très bas, bas, neutre, haut, très haut. Je lis, je classe. Avec ces informations, les scientifiques espèrent mettre en place une meilleure surveillance du flot d’information sur ce sujet, affiner leur algorithme et finalement améliorer le filtrage du contenu. Plus de 88 000 tweets ont ainsi déjà été classés.
Darwin en télétravail
Les contributions actives de non-scientifiques à la recherche scientifique, comme la mienne, sont qualifiées de sciences participatives, sciences collaboratives ou sciences citoyennes. « Le phénomène n’est pas vraiment nouveau », rappelle Jérôme Baudry, professeur assistant tenure track au Laboratoire d’histoire des sciences et techniques de l’EPFL. Au XVIIIe et XIXe siècles, le naturaliste amateur ne faisait pas autre chose quand il allait compter les fleurs ou les oiseaux. L’astronome du dimanche non plus. Et avant que la science ne s’enferme dans les laboratoires au XXe siècle, c’est dans son salon (ou sa cuisine) que Darwin réalisait ses études botaniques, expériences physiologiques et autres observations systémiques. Le télétravail ne date pas de 2020…
« La montée des sciences de laboratoire au XXe siècle a quelque peu éclipsé la participation citoyenne, poursuit Jérôme Baudry. Mais aujourd’hui, même l’analyse des protéines ou des calculs de physique fondamentale peuvent bénéficier de l’aide de néophytes. Plus généralement, depuis une vingtaine d’années, on note une attention soutenue de la part des médias et des institutions scientifiques pour ce genre de pratiques. Elles s’insèrent dans la question plus large des relations science-société. Les sciences participatives sont vues comme un moyen de réduire le fossé entre le public et la science. Plus on fait participer le public à la production du savoir, plus ces personnes sont susceptibles de comprendre ce qu’est la science et d’en accepter les résultats. »
Reconnecter avec ses premières amours
Concrètement, quel type de contribution les profanes peuvent-ils apporter à la fabrication du savoir ? Dans un article paru en 2019 à la suite de travaux menés à l’Université de Genève, Jérôme Baudry et ses collègues en distinguent cinq : le recensement (des mares à crapauds par exemple), la mise à disposition de capacité informatique (pour chercher de la vie extraterrestre comme dans le projet SETI@home), l’analyse (ce que j’ai fait avec les tweets), l’autorapport (essentiellement dans le domaine médical, mais aussi environnemental) ou la fabrication (hackerspaces, makerspaces et autres laboratoires communautaires). Le niveau d’investissement varie considérablement. On peut simplement mettre à disposition la capacité de son ordinateur personnel – voir toute sa puissance de calcul comme l’a fait l’EPFL au printemps 2020 dans le cadre du projet Folding@home, qui a pour but de simuler le repliement de protéines pour étudier de potentielles cibles pour les médicaments contre le coronavirus. Ou payer de sa personne en allant par exemple enregistrer des bruits urbains avec l’application NoiseCapture développée dans le projet européen ENEGIC-OD, et utilisée à l’EPFL par le Laboratoire des systèmes d’information géographiques (LASIG).
Les volontaires peuvent être des groupies de la science (moi), mais le plus souvent ce sont des amatrices et des amateurs éclairés. « Nous avons découvert un petit noyau de gens qui connaissaient extrêmement bien le sujet », révèle Stéphane Joost, collaborateur scientifique au LASIG, qui a piloté un projet de recensement des mares à crapauds dans le canton de Genève, invitant la population à les localiser sur une carte interactive. « Ce sont souvent des personnes qui ont une formation scientifique, mais n’exercent pas professionnellement dans ce domaine, précise Jérôme Baudry. Ça leur permet de reconnecter avec ce qu’elles aimaient bien durant leurs études. » Les disciplines concernées, ainsi que le rapport à la technique et aux machines, influent sur le genre des participants : « Le calcul distribué en mathématiques, physique et astronomie attire plus de 80% d’hommes, tandis que les projets naturalistes attirent plus de femmes», détaille Jérôme Baudry.
Pour les chercheurs, l’engagement des néophytes est extrêmement précieux. C’est l’accès à une main-d’œuvre qu’il serait ruineux d’engager, distribuée dans l’espace et/ou le temps et le plus souvent motivée. « Plus de 1200 personnes ont participé à Urbangene, se félicite Stéphane Joost. Grâce à elles nous avons pu cartographier de nombreuses mares non recensées jusque-là, car elles se trouvaient sur des terrains privés, explique le chercheur. Cela nous a permis d’établir des cartes de connectivité uniques entre la faune et la flore. »
Limites et perspectives
Aussi enthousiastes que puissent être les scientifiques de partager leurs recherches, ils ne se heurtent pas moins à des limites. Dès que cela touche des données personnelles par exemple, les formulaires de consentement sont extrêmement pointilleux. « Sans données, on ne peut pas faire avancer la transition énergétique », déplore Jordan Holweger, doctorant au Laboratoire de photovoltaïque et couches minces électroniques de l’EPFL. « Or en Suisse, très peu de bases de données concernant l’énergie sont publiques, car souvent, comme c’est le cas pour celles collectées durant ma thèse, on n’a pas le droit de les publier. Elles finissent dans un cimetière de données. » Pour en obtenir de nouvelles, il a imaginé de créer une plateforme participative où le public peut partager ses données de consommation électriques afin de les mettre à disposition des chercheurs. Élément intéressant, le projet est né durant un hackathon organisé par Red-Lab, un espace hybride d'échanges, collaboratifs dans le domaine de la transition énergétique et la smart city.
Par ailleurs, l’approche est souvent top-down, suivant un modèle proposé par les scientifiques dans lequel le public n’entre qu’une fois les hypothèses formulées et ressort avant l’écriture de l’article, parfois avant même l’analyse des données. A l’exception toutefois du type de contribution le plus engagé, celui de l’autorapport. « Le public prend lui-même la mesure d’un problème, environnemental par exemple ou lié à des conditions médicales, et fait pression pour que la recherche se penche sur la question », résume Jérôme Baudry. Dans les années 1980, l’association de patients du sida Act Up a ainsi permis que des traitements expérimentaux soient rendus disponibles et testés. Sur le même ton, les citoyens alertent régulièrement sur des cas de pollution locale ou systémique. « Ils ne vont pas forcément trouver la solution, mais ils contribuent à mettre le problème sur la table », conclut le chercheur. Table de salon ou de laboratoire ?