Quand la géométrie et l'IA permettent de décoder l'activité cérébrale

Des scientifiques de l’EPFL ont mis au point une technique d’intelligence artificielle basée sur la géométrie, capable de créer une image cohérente de l’activité neuronale lorsque des sujets effectuent des tâches cognitives et motrices dans des conditions expérimentales.
Représentation de la forme géométrique d’un tore © iStock

Dans la parabole des aveugles et de l’éléphant, plusieurs aveugles décrivent chacun une partie différente d’un éléphant qu’ils touchent – une défense acérée, une trompe souple ou une large patte – et ne sont pas d’accord sur la véritable nature de l’animal. Cette histoire illustre le problème de la compréhension d’un objet invisible ou latent sur la base de perceptions individuelles incomplètes. De même, lorsque les scientifiques étudient la dynamique cérébrale à partir d’enregistrements d’un nombre limité de neurones, ils doivent déduire les schémas latents de la dynamique cérébrale qui génèrent ces enregistrements.

«Supposons que vous et moi effectuions une tâche mentale, comme trouver notre chemin pour se rendre au travail. Les signaux d’une petite fraction de neurones peuvent-ils nous dire que nous utilisons les mêmes stratégies mentales ou des stratégies mentales différentes pour résoudre cette tâche?», interroge Pierre Vandergheynst, responsable du Laboratoire de traitement des signaux LTS2 de la Faculté des sciences et techniques de l’ingénieur de l’EPFL. «Il s’agit d’une question fondamentale pour les neurosciences, car les expérimentalistes enregistrent souvent des données provenant de nombreux animaux, mais nous disposons de peu d’éléments pour déterminer si elles représentent une tâche donnée utilisant les mêmes schémas cérébraux.»

Pierre Vandergheynst et l’ancien postdoctorant Adam Gosztolai, aujourd’hui professeur assistant à l’Institut d’IA de l’Université de médecine de Vienne, ont publié dans Nature Methods une approche d’intelligence artificielle basée sur l’apprentissage profond géométrique qui peut déduire des schémas d’activité cérébrale latente chez des sujets expérimentaux. MARBLE (Manifold Representation Basis Learning) y parvient en décomposant l’activité neuronale électrique en schémas dynamiques, ou motifs, que peut apprendre un réseau neuronal géométrique. Lors d’expériences sur des enregistrements cérébraux de macaques et de rats, les scientifiques ont utilisé MARBLE pour montrer que lorsque différents animaux utilisaient la même stratégie mentale pour attraper quelque chose ou s’orienter dans un labyrinthe, leur dynamique cérébrale était composée des mêmes motifs.

Un réseau neuronal géométrique pour les données dynamiques

L’apprentissage profond traditionnel n’est pas adapté pour comprendre les systèmes dynamiques qui changent régulièrement en fonction du temps, comme les neurones en activité ou les fluides qui s’écoulent. Ces schémas d’activité sont si complexes qu’ils sont mieux décrits comme des objets géométriques dans des espaces en haute dimension. Un exemple d’un tel objet est un tore, qui ressemble à un donut.

«MARBLE vise avant tout à aider les scientifiques en neurosciences à comprendre comment le cerveau calcule d’un individu à l’autre ou dans des conditions expérimentales...Mais nous pensons que notre outil sera utile aux scientifiques dans d’autres domaines des sciences physiques et de la vie qui souhaitent analyser conjointement plusieurs ensembles de données.»      Pierre Vandergheynst

Comme l’explique Adam Gosztolai, MARBLE est unique parce qu’il apprend de l’intérieur des espaces incurvés – des espaces mathématiques naturels pour des schémas complexes d’activité neuronale. «À l’intérieur de ces espaces, l’algorithme d’apprentissage profond géométrique ne sait pas qu’ils sont incurvés. Ainsi, les motifs dynamiques qu’il apprend sont indépendants de la forme de l’espace, ce qui signifie qu’il peut découvrir les mêmes motifs à partir de différents enregistrements.»

L’équipe de l’EPFL a testé MARBLE sur des enregistrements du cortex prémoteur de macaques lors d’une tâche de préhension et de l’hippocampe de rats lors d’une tâche d’orientation dans l’espace. Elle a découvert que les représentations de MARBLE basées sur des enregistrements de populations de neurones uniques étaient beaucoup plus interprétables que celles d’autres méthodes d’apprentissage machine, et que MARBLE pouvait décoder l’activité cérébrale selon les mouvements des bras avec une plus grande précision que d’autres méthodes.

De plus, comme MARBLE repose sur la théorie mathématique des formes de haute dimension, il a été capable de rassembler de manière indépendante des enregistrements d’activité cérébrale provenant de différentes conditions expérimentales dans une structure globale. Cela lui donne un avantage par rapport aux autres méthodes, qui doivent fonctionner avec une forme globale définie par l’utilisatrice ou l’utilisateur.

Pour une utilisation multiple

En plus d’approfondir notre compréhension de la dynamique qui sous-tend les calculs cérébraux et le comportement, MARBLE pourrait utiliser les données d’activité neuronale pour reconnaître les schémas dynamiques du cerveau lors de tâches spécifiques, telles que la préhension, et les transformer en représentations décodables qui pourraient ensuite être utilisées pour déclencher un dispositif robotique d’assistance. Cependant, les scientifiques soulignent que MARBLE est un outil performant qui pourrait être appliqué à différents domaines scientifiques et ensembles de données pour comparer des phénomènes dynamiques.

«La méthode MARBLE vise avant tout à aider les scientifiques en neurosciences à comprendre comment le cerveau calcule d’un individu à l’autre ou dans des conditions expérimentales, et à découvrir – lorsqu’ils existent – des schémas universels», déclare Pierre Vandergheynst. «Mais sa base mathématique ne se limite pas aux signaux cérébraux, et nous pensons que notre outil sera utile aux scientifiques dans d’autres domaines des sciences physiques et de la vie qui souhaitent analyser conjointement plusieurs ensembles de données.»