«Dans nos affirmations, il y a toujours un point d'interrogation»
La crise du covid n’a pas eu que des aspects négatifs. En Suisse en tout cas, elle a ouvert comme jamais le dialogue entre le monde politique et le monde scientifique. Au-delà, elle a établi une véritable collaboration, qui n’a certes pas échappé à une période de rodage, avec pour bilan sanitaire que « es choses ne se sont pas si mal passées», retient Jacques Fellay, professeur au Laboratoire de génomique humaine des infections et de l’immunité et membre de la feu task force Covid-19 de la Confédération. «Il y a certes des aspects critiquables, mais en tant que communauté humaine, nous nous sommes montrés à la hauteur avec une réaction solidaire, proactive et efficace.»
Le professeur de l’EPFL fait partie aujourd’hui du nouveau Comité consultatif scientifique Covid-19 mis en place entre, d’une part, la Confédération et les cantons et, d’autre part, 14 représentants de divers domaines de compétences scientifiques. L’organe a pour but, jusqu’en juin 2023, de poursuivre la collaboration et les échanges entre politiques et scientifiques. L’occasion d’interroger l’infectiologue sur les relations entre les deux milieux et sa rétrospective sur la pandémie.
L’arrivée du covid-19 a-t-elle inquiété le spécialiste que vous êtes?
En tant qu’infectiologue, je savais que le monde allait affronter un jour ou l’autre une pandémie. Malgré tout, c’est toujours une surprise quand la théorie devient pratique. La menace était sérieuse et a nécessité une mobilisation de la société en général et de la communauté scientifique en particulier. Nous avons pris conscience d’une menace contre laquelle l’humanité s’est défendue de manière historique : pour la première fois lors d’une pandémie, on a contrattaqué en produisant un vaccin en un temps record, ce qui a considérablement diminué les conséquences négatives et le nombre de décès. Il existe certainement un scénario où les choses auraient pu mieux se passer, mais nous vivons dans le monde réel.
La pandémie est-elle derrière nous?
On peut dire que nous sommes sortis de la phase aiguë de la pandémie avec un virus qui désormais nous accompagne. Il continue de tuer et de rendre malade, mais pour la grande majorité, c’est le retour à une certaine normalité. Maintenant la question est politique, avec par exemple la décision de poursuivre la prise en charge des tests ou les mesures éventuelles pour protéger les populations vulnérables.
Peut-on désormais traiter le covid comme la grippe?
Pas vraiment: d’une part, la mortalité liée au covid reste nettement supérieure à celle de la grippe, surtout chez les personnes âgées ou immunosupprimées ; d’autre part, on ne connait pas encore toutes les conséquences du covid long, qui touche un pourcentage non négligeable de la population. Le SARS-CoV-2 reste un virus agressif et, personnellement, je continue à porter un masque FFP2 dans les transports en commun et j’ai reçu une quatrième dose de vaccin.
Quelle a été la position de la science?
La science a fait ce qu’elle sait faire: collecter et analyser des données, tester des hypothèses, confronter les résultats… Mais elle l’a fait à grande vitesse et en pleine lumière, alors que d’habitude ces étapes sont invisibles pour le grand public. En période de crise, la population a besoin de réponses claires or la science ne peut qu’apporter des réponses nuancées. C’est le propre de la méthode scientifique de toujours remettre en question, réévaluer. Dans nos affirmations, il y a toujours un point d’interrogation, ce qui a nourri le scepticisme d’une partie du public, qui pensait que «scientifique», ça veut dire «prouvé».
Et des politiques?
En se basant sur les données et les modèles, la science peut proposer des options, mais c’est aux politiques de prendre les décisions: ils sont élus pour ça. Ils ont la légitimité et la responsabilité. La task force a été mise en place pour qu’ils puissent disposer en temps réel de la connaissance scientifique nécessaire.
Et ça a réussi?
Au début, il y a eu quelques frictions, chacun a dû trouver sa place. Certains scientifiques ont eu du mal à se satisfaire de leur rôle de conseiller, tandis que des politiciens n’ont pas apprécié la communication de la task force envers le grand public. La collaboration est ensuite devenue plus harmonieuse, grâce à des efforts mutuels d’éducation. Et j’espère que ce dialogue va continuer.
Est-ce le but de ce nouveau comité?
Oui, les mandataires (Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé, Département fédéral de l’intérieur et Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation) souhaitent continuer la discussion avec la communauté scientifique pour avoir un accès organisé aux connaissances les plus récentes. Il est prévu que l’on se rencontre une fois par semaine afin de dresser un état des lieux et répondre aux questions.
Pourquoi n’est-il prévu que pour quelques mois?
L’idée est de traverser la saison froide. Elle est aussi de tester un modèle de conseil scientifique qui pourrait servir à d’autres domaines.
Faudrait-il selon vous davantage de scientifiques parmi les politiciens?
Ça pourrait contribuer à une meilleure compréhension. Mais le message principal est que tous les politiciens doivent avoir accès à la connaissance scientifique. Donc même s’il y avait plus de scientifiques au Palais fédéral, cela n’empêcherait pas la nécessité de relations plus étroites entre politiciens et experts.
Comment jugez-vous l’attitude des médias?
Dans l’ensemble, je trouve que les médias ont fait un travail de qualité, en mettant en perspective les différents points de vue. J’aimerais aussi souligner que nous bénéficions en Suisse romande d’un journalisme scientifique de haut niveau, qui a permis à ceux qui voulaient s’informer de suivre de près les avancées de la recherche durant la pandémie.
Comment voyez-vous la communication avec le grand public?
Lors de la votation sur l’initiative contre le génie génétique, en 1998, les scientifiques se sont rendu compte que la communication avec le grand public n’est pas optionnelle en Suisse, puisqu’une acceptation de l’initiative aurait eu des conséquences majeures. C’est la première fois qu’ils sont vraiment sortis de leur tour d’ivoire. Aujourd’hui, il existe énormément de canaux pour communiquer, mais il est vrai que nous parlons le plus souvent à ceux qui sont déjà intéressés. La vulgarisation et la communication avec le grand public restent une responsabilité importante et nécessaire. Les occasions d’échanger montrent que les gens ont beaucoup de choses à dire sur nos recherches. Il y a un réel partenariat encore à construire, notamment avec la recherche citoyenne qui nous apporte des idées fraiches et nous force à penser hors de notre silo.
Le covid a-t-il éclipsé le reste de votre recherche? Et au niveau global?
Pas vraiment, à titre personnel, parce que notre recherche en génomique des infections est essentiellement bio-informatique et que nous avons pu continuer à utiliser nos outils. Plus globalement, certains projets ont évidemment été mis en veilleuse, mais brièvement. En fin de compte, je pense que l’ensemble de la recherche biomédicale en profitera. Il s’est passé la même chose avec le VIH il y a bientôt 40 ans: l’arrivée du SIDA a entrainé une focalisation massive qui a rejailli sur l’entier de la recherche. La pandémie a été un concentrateur et un accélérateur: en génomique humaine, nous avons pu faire en une année ce qui aurait pris dix ans en temps normal. On a changé de dimension. Et mis la science au service de l’humanité.
Cette pandémie a encore une fois montré l’importance de la recherche fondamentale. C’est grâce aux décennies de recherche sur l’ARN messager que nous avons pu avoir une réponse si rapide et efficace. C’est la démonstration que si la science est importante en phase de crise, elle est essentielle en phase de routine.